Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

La frontière européenne méridionale : Dialogue avec Pascal Ausseur, Pascal Orcier et Catherine Wihtol de Wenden

Propos recueillis le 30 juin 2022, dans le cadre du cycle de réflexion du Cercle Agénor sur la géo-politique des frontières européennes, et reproduits dans le numéro de mai 2023 de la revue du Cercle.

S’il est un lieu où la frontière de l’Europe semble aujourd’hui évidente c’est bien en Méditerranée. Frontière physique, entre ses deux rives, la Méditerranée est une fin clairement délimitée pour l’Europe, géographique comme politique. Mais elle est aussi une unité, un lieu d’intenses passages et brassages, « des civilisations entassées les unes sur les autres » disait Fernand Braudel. Elle est un lieu-miroir, où les héritiers de ces brillantes civilisations se regardent, désormais le plus souvent en chiens de faïence. Pour prendre la mesure des évènements et des mutations qui affectent cet espace, nous avons sollicité trois fins connaisseurs, dont les perspectives respectives offrent un précieux éclairage. Crise migratoire, divergence culturelle, économique et politique, poids des mémoires et des ressentiments, etc. : le tableau est assez noir et l’Union européenne en prend pour son grade. Le débat fait rage et des pistes de solutions s’esquissent. Considérons-les !

Pascal Ausseur est directeur général de la Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques (Institut FMES), un think-tank dédié aux enjeux géostratégiques en Méditerranée et au Moyen-Orient. En tant que Vice-amiral d’escadre, retiré du service actif en 2018, il a commandé plusieurs navires et participé à de nombreuses missions opérationnelles notamment dans cette région. Il a également occupé des responsabilités dans le domaine politico-militaire. Il a notamment été chargé des relations internationales de l’Etat-Major des Armées avec l’UE et l’OTAN et a servi à deux reprises au sein du cabinet du ministre de la Défense : en tant que chef de la cellule internationale « Monde occidental et Asie » de Hervé Morin et en tant que chef du cabinet militaire de Jean-Yves Le Drian.

Pascal Orcier est professeur agrégé et docteur en géographie, enseignant en classes européennes au lycée Beaussier de la Seyne sur Mer (Var). Cartographe, il a réalisé les cartes de nombreux atlas. Spécialiste des pays baltes, en particulier de la Lettonie, il a aussi travaillé sur d’autres régions dont la Méditerranée et le Moyen-Orient. Il est notamment l’auteur d’un Atlas du Moyen-Orient, paru en 2020.

Catherine Wihtol de Wenden est chercheuse en sciences politiques, directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au CERI Sciences Po. Elle a publié de nombreux ouvrages et articles sur les migrations et les politiques migratoires, y compris en Méditerranée. Militante, elle défend le droit d’émigrer/droit de migrer.


Pierre-André Hervé (PAH) : La Méditerranée est-elle une frontière ? La notion de frontière est-elle utile pour penser cette région en termes géopolitiques et politiques ?

Catherine Wihtol de Wenden (CWW) : En ce qui concerne les migrations, la Méditerranée est bien une frontière, entre le nord et le sud de cette mer. Elle est à la fois un espace qui sépare et un lieu d’échanges, très traversé. Elle est d’abord une frontière institutionnelle, avec une politique européenne des visas lourdement vécue et tout un arsenal de contrôle de la frontière (Frontex, Système d’informations Schengen, accords de Dublin, etc.) qui n’a d’égal que la frontière entre les USA et le Mexique. Lieu de passage contrarié, elle connait une grande mortalité (environ 50 000 morts depuis les années 1990). C’est aussi une frontière démographique : compte tenu du vieillissement de la population en Europe, le seul facteur de croissance y est l’immigration, tandis que le Sud vit sa transition démographique. C’est aussi une frontière économique et politique : il y a peu de démocraties au Sud.

Il y a donc une opposition Nord-Sud, mais il y a aussi des convergences, en partie liées d’ailleurs à cette fermeture car les trafics de passage sont d’autant plus importants que l’entrée est difficile, notamment depuis la mise en place de la politique européenne des visas en 1986. Il y a une ancienneté des liens de travail entre le Maghreb et l’Europe. Il y a des liens transnationaux, familiaux, économiques, culturels (langues, radios, télévision). La rive nord fait rêver celle du Sud, en particulier sa population jeune, sans emploi ou qui aspire à un avenir meilleur. Je précise que pour partir il faut des ressources, non seulement économiques mais relationnelles, de réseaux. Sans réseau, pas de migration, en général. La Méditerranée est un des premiers points de passage des migrations dans le monde. On a fermé cette frontière méditerranéenne quand on a ouvert les frontières orientales de l’Europe, ce qui a été très mal perçu par les habitants de la rive sud de la Méditerranée. Ces populations sont mal outillées pour dialoguer avec l’Europe, car d’un côté on a une UE très militarisée et répressive donc dissuasive à l’égard des flux migratoires irréguliers et de l’autre la moribonde Union du Maghreb arabe, réunissant les 5 pays du Maghreb, qui a échoué car ses membres sont en conflit entre eux et dans une sorte de concurrence d’image bilatérale avec les Etats européens. En conséquence, ils ne font pas front commun dans des négociations qui pourraient être plus efficaces vis-à-vis de l’Europe. Il y a essentiellement des accords bilatéraux (commerciaux, militaires, etc.) entre les pays de la rive sud et ceux de la rive nord de la Méditerranée. Côté européen, l’Union pour la Méditerranée est quasiment morte, c’était une tentative visant à compenser l’ouverture à l’Est de l’Europe qui a fait suite aux accords de Barcelone de 1995.

L’essentiel de l’activité géopolitique en Méditerranée est tout un maillage d’accords (environ 500) sur le contrôle des frontières, demandant l’externalisation du contrôle des frontières de l’Europe plus loin par les pays de la rive sud. C’est un « containment » qui vise à empêcher les gens de partir. Son efficacité est très limitée, les politiques de retour ont 30 ans d’échec derrière elles.

Catherine Wihtol de Wenden

L’essentiel de l’activité géopolitique en Méditerranée est tout un maillage d’accords (environ 500) sur le contrôle des frontières, demandant l’externalisation du contrôle des frontières de l’Europe plus loin par les pays de la rive sud. C’est un « containment » qui vise à empêcher les gens de partir. Son efficacité est très limitée, les politiques de retour ont 30 ans d’échec derrière elles. Ce n’est pas forcément dans cette voie qu’il faut continuer d’aller. Ce que demandent les pays de la rive sud c’est de pouvoir circuler, ouvrir des voies légales de passage, ce qu’on avait en Europe avant 1974, quand on a fermé l’immigration de travail salarié. Les gens allaient et venaient. L’ouverture à l’Est nous a montré que plus on ouvre les frontières plus les gens circulent et moins ils s’installent. Aujourd’hui, on paye les conséquences de cette fermeture : ceux qui arrivent à passer, à leurs risques et périls, même s’ils sont en situation irrégulière ne repartent pas car ils essayent de consolider, dans la précarité, leur situation. Plus on ferme plus les gens s’installent, plus on ouvre plus ils circulent. On a une sorte de blocage de la mobilité autour de la Méditerranée qui est liée à cette frontière institutionnelle accentuée depuis l’institution des visas et que s’est imposée l’idée que les frontières extérieures de l’UE se situaient notamment en Méditerranée et qu’il fallait les consolider. On est perdants économiquement comme humainement, compte tenu des scènes dramatiques de passage des frontières. L’Europe manque d’imagination dans son entêtement à vouloir regarder la Méditerranée uniquement comme une frontière militarisée.

L’Europe ne fascine plus, son modèle est beaucoup moins attractif qu’au sortir de la Guerre froide, il suscite même un rejet croissant qui n’est pas seulement lié à la lenteur du processus de rapprochement mais également à l’émergence de modèles alternatifs, voire antagonistes vis-à-vis du modèle européen : la Chine, la Turquie, la Russie, l’islam politique.

Pascal Ausseur

Pascal Ausseur (PA) : La rive sud de la Méditerranée est un sujet qui, pour le dire trivialement, empoisonne tout le monde. Les politiques ont beaucoup de mal à s’en emparer craignant qu’on en revienne toujours aux mêmes sujets sensibles de migrations, de terrorisme ou de colonialisme. Politiquement, il n’y a rien à gagner à s’occuper des relations entre les deux rives ce qui explique que ces problèmes, faute d’être traités, ont empiré. Contrairement aux attentes, matérialisées par le processus de Barcelone en 1995 qui visait à faire converger les deux rives par l’accroissement des échanges économiques, les deux rives ont divergé. Il n’y a eu ni convergence économique (la zone de libre-échange prévue pour 2010 n’a par exemple pas vu le jour), ni politique, ni sociale, ni culturelle, mais au contraire des divergences accrues. Un des points qui me semble préoccupant est la différence croissante en termes de représentations culturelles et intellectuelles entre les deux rives. Les référents en termes de valeurs, d’organisation de la société, de rapport au religieux, ou de mémoire coloniale sont de plus en plus éloignés. Cette différence participe d’une incompréhension et d’un ressentiment qui s’accroissent. L’Europe ne fascine plus, son modèle est beaucoup moins attractif qu’au sortir de la Guerre froide, il suscite même un rejet croissant qui n’est pas seulement lié à la lenteur du processus de rapprochement mais également à l’émergence de modèles alternatifs, voire antagonistes vis-à-vis du modèle européen : la Chine, la Turquie, la Russie, l’islam politique.

Une fois ce constat posé, que faire ? Le préalable à la résolution des problèmes de l’espace méditerranéen me semble être le développement économique de la rive sud. Compte tenu des très mauvaises conditions de vie de ce côté-là, rien ne peut retenir les migrants (également issus d’Afrique sub-saharienne) désirant rejoindre l’Europe, pas même le risque de mort. Il n’y a pas, à mon sens, d’alternative à un transfert massif de richesses. Les pays de l’Union européenne, collectivement ou individuellement, transfèrent environ 5 milliards d’euros par an vers les rives est et sud de la Méditerranée (dont environ 1 milliard à destination de la Turquie dans le cadre du « deal migratoire »), un chiffre qui peut sembler important mais qui est en réalité dérisoire au regard des enjeux. Les recettes du passé, du libéralisme économique à la convergence culturelle sur le modèle du melting-pot, paraissent en tout cas inopérantes.

CWW : Les travaux de recherche, qui n’ont rien d’idéologique, menés par l’OCDE ou l’Institut de recherche sur le développement (IRD), montrent tous que le développement accélère la migration : plus il y aura de développement au Sud, plus il y aura de mobilité. Quelles que soient les différences, les habitants de la rive sud nous ressemblent aussi beaucoup et, comme nous, ils veulent bouger. Ils aspirent à la mobilité pour se donner de nouvelles opportunités. Par ailleurs, la démographie est un facteur de convergence. Aujourd’hui, le taux de natalité au Maghreb est de 2,5 enfants par femme, un chiffre qui se rapproche des taux moyens européens. La région a connu une transition très rapide, en une génération on est passé de 6 enfants par femme à 2,5. Les taux de scolarisation ont aussi beaucoup augmenté, l’égalité garçons-filles pour l’accès à l’école s’améliore également. Les médias, partagés entre les deux rives, sont un autre facteur de convergence. Le tout alimente un cercle : plus il y aura de développement économique, plus cette convergence va s’accentuer, car plus il y a de migration plus il y a de développement, notamment via les transferts de fonds (550 milliards de dollars par an envoyés par les migrants vers leurs pays d’origine ; un chiffre d’ailleurs en chute de 20% lors de la crise sanitaire mondiale) et plus il y a de développement plus il y a de migration. En résumé, le développement n’est pas une alternative à la migration, il l’accompagne.

On a trop souvent tendance à considérer ce qui se passe dans le sud de la Méditerranée comme ce qui s’est passé dans le sud de l’Europe, c’est-à-dire en Italie, en Espagne, au Portugal et en Grèce, où il y a eu un arrêt de la migration quand ces pays sont entrés dans une phase de développement. D’une part, il y a eu dans ces pays à partir de ce moment un déclin démographique radical, alors que la rive sud a déjà largement convergé sur le plan démographique. D’autre part, ces pays sont entrés dans l’UE et ont bénéficié des facilités de mobilité interne, ce qui n’arrivera pas aux pays de la rive sud.

Comme le demande le Pacte de Marrakech, préparé par Kofi Annan et adopté en 2018, il faut légaliser toute une série de parcours migratoires. Alors que l’Europe subit un déclin démographique et manque de main d’œuvre, il est rationnel d’ouvrir plus largement des voies légales pour l’immigration de travail (…). Plus les gens viendront légalement plus ils feront des allers-retours. Le grand enseignement de l’ouverture de l’Europe à l’Est c’est que les gens ne se sont pas installés, contrairement à ce qu’on imaginait au début, mais ils ont circulé car ils pouvaient aller et venir. L’avenir pour la rive sud c’est de s’installer également dans la mobilité comme mode de vie.

Catherine Wihtol de Wenden

Comme le demande le Pacte de Marrakech, préparé par Kofi Annan et adopté en 2018, il faut légaliser toute une série de parcours migratoires. Alors que l’Europe subit un déclin démographique et manque de main d’œuvre, il est rationnel d’ouvrir plus largement des voies légales pour l’immigration de travail. Les gens viendront travailler avec des contrats au lieu de traverser la Méditerranée sur de frêles esquifs. Plus les gens viendront légalement plus ils feront des allers-retours. Le grand enseignement de l’ouverture de l’Europe à l’Est c’est que les gens ne se sont pas installés, contrairement à ce qu’on imaginait au début, mais ils ont circulé car ils pouvaient aller et venir. L’avenir pour la rive sud c’est de s’installer également dans la mobilité comme mode de vie, plutôt que s’acharner comme depuis 30 ans sans aucun succès à verrouiller les frontières précisément au niveau de la Méditerranée.

Pascal Orcier (PO) : La crise du COVID a révélé la pénurie de main d’œuvre au sein de la rive sud également. L’ouverture vers l’Europe n’achèverait-elle pas de priver les Etats du Sud de cadres nécessaires au bon fonctionnement de leur pays, notamment dans le secteur médical et hospitalier ?

Par ailleurs, concernant l’échec des projets de rapprochement entre les deux rives, il faut reconnaître que toutes les politiques tentées localement ont échoué : l’idéologie nassérienne du panarabisme a échoué, les tentatives unificatrices de Kadhafi aussi, les constructions nationales ont dans l’ensemble tenu, à l’exception de la Libye, mais au prix de pouvoirs autoritaires, les Printemps arabes ont déçu, la Ligue arabe en plus de soixante-dix ans d’existence n’est pas même parvenue à mettre en place une zone de libre-échange… Autre point, la guerre en Ukraine a rappelé combien la rive sud a vu sa dépendance accrue dans le domaine alimentaire. Les livraisons de blé sont cruciales pour la stabilité des Etats et des pouvoirs en place. Poutine a pillé certains entrepôts ukrainiens pour alimenter le régime de Bachar El-Assad en période de soudure, pour acheter la paix civile. L’Egypte, un des plus gros importateurs mondiaux de céréales, est sous pression. Les Etats de la rive sud n’ont pas trouvé de modèle de développement satisfaisant, sans parler de développement durable. Les hydrocarbures ont créé l’illusion d’une manne à même de faire fonctionner ces Etats, mais la rente a été captée par une oligarchie et a permis à cette dernière de financer son système répressif.

Avec la fin de la Guerre froide, les conditions paraissaient favorables, le Maroc en particulier était une sorte d’arrière-cour immédiate de l’Europe, il envisageait même de se porter candidat à la CEE. Mais l’élargissement à l’Est a marqué une rupture, en se faisant au détriment de la rive sud. Ajoutons à cela la réactivation de la question mémorielle et la montée de l’islamisme (attentats de Paris en 1995, dans le contexte de la « Décennie noire » de l’Algérie). Ce dernier a suscité de nouvelles peurs et pris le relais, en quelque sorte, du « péril rouge » venant de l’Est.

Le problème dans les pays du Sud est surtout politique : absence de démocratie, de liberté d’expression, clientélisme, etc. L’Europe devrait se préoccuper de ces problèmes de gouvernance quand elle négocie sur d’autres aspects avec ces pays.

Catherine Wihtol de Wenden

CWW : La fuite des cerveaux est en effet un enjeu en particulier pour les petits pays. Mais c’est la responsabilité des Etats concernés de se rendre plus attractifs pour leurs élites. Certains pays trouvent d’ailleurs un intérêt dans le départ de leurs élites qui rapportent ensuite des transferts de fonds. La jeunesse est un sujet crucial. Si l’âge médian en Europe est de 41 ans, il est de 25 ans au Maghreb et de 19 ans en Afrique subsaharienne. Le poids de cette jeunesse, lié au passé démographique de ces pays, fait que l’éducation de classes d’âge aussi nombreuses a un coût public considérable pour beaucoup de ces Etats. L’insertion professionnelle de cette jeunesse peu ou mal formée est problématique. L’agitation et l’instabilité de leurs sociétés en est aussi une conséquence. Plus généralement, le problème dans les pays du Sud est surtout politique : absence de démocratie, de liberté d’expression, clientélisme, etc. L’Europe devrait se préoccuper de ces problèmes de gouvernance quand elle négocie sur d’autres aspects avec ces pays.

PA : Cette analyse est à mon sens trop européo-centrée. Ce n’est pas parce que les Européens ont trop regardé vers l’Est que les populations du Sud ont rejeté progressivement le modèle européen. Il y a eu un grand changement, plus large que la chute du mur en Europe, depuis les années 1990 avec l’émergence de modèles alternatifs au modèle européen. Cela impose de se poser des questions sur notre modèle, probablement trop exclusivement centré sur sa dimension économique libérale. Si une partie de la jeunesse du Sud regarde en effet les télévisions occidentales, d’autres parties – de plus en plus importantes – regardent les chaînes du Golfe ou turques. La pratique de la langue française s’est affaiblie au sein de cette jeunesse. Une élite reste certes bien insérée dans les réseaux connectés à l’Europe et se trouve à l’aise dans la mobilité Sud-Nord, mais une grande partie de la population vit cette situation beaucoup plus mal et trouve même insupportable de voir ses médecins partir en France par exemple. Cela nourrit un ressentiment très fort au Sud qui renforce la frontière psychologique, intellectuelle et culturelle qu’est aussi la Méditerranée.

Comment faire en sorte que les deux rives de la Méditerranée cessent de diverger et que leurs populations vivent de la manière la plus harmonieuse possible ? J’y reviens : par un transfert massif de richesses. Encore faut-il pour cela réviser nos règles d’attribution de l’aide au développement, afin de mieux prendre en compte les modes de fonctionnement des pays auxquels on s’adresse et ainsi gagner en efficacité et éviter la critique en néocolonialisme.

Pascal Ausseur

Il faut tirer les leçons de la politique que nous avons menée depuis 30 ans. Qu’avons-nous manqué ? Pourquoi les initiatives lancées dans les années 1990, fondées sur une intégration socio-économique, ont-elles échoué ? Une des pistes me semble d’accepter le fait que les deux rives sont différentes. L’idée de conditionner l’aide à des réformes politiques, en imposant des règles occidentales de gouvernance et d’éducation, est désormais perçue comme du néocolonialisme. En la matière, l’action menée en Afghanistan est le contre-modèle par excellence. Comment faire en sorte que les deux rives de la Méditerranée cessent de diverger et que leurs populations vivent de la manière la plus harmonieuse possible ? J’y reviens : par un transfert massif de richesses. Encore faut-il pour cela réviser nos règles d’attribution de l’aide au développement, afin de mieux prendre en compte les modes de fonctionnement des pays auxquels on s’adresse et ainsi gagner en efficacité et éviter la critique en néocolonialisme.

PAH : Quelles relations politiques envisager entre l’UE et ses partenaires de la rive sud de la Méditerranée, alors que beaucoup sont des Etats autoritaires ? Une tentation peut être de court-circuiter ces Etats en parlant directement avec la société civile, souvent contestataire, au risque d’accentuer les tensions avec les Etats et en leur sein. A partir de ce contexte politique, quelle relation Nord-Sud « intelligente » imaginer ? Comment parler à la fois avec ces Etats et leur société civile ?

CWW : Il y a depuis longtemps des formes de coopération décentralisée. L’aide au développement ne se limite pas à des accords d’Etat à Etat. Beaucoup d’Etats européens mènent des actions de codéveloppement décentralisé, en signant des accords avec des associations de développement, en envoyant directement l’argent aux populations concernées, précisément pour court-circuiter des régimes considérés comme peu fiables. L’Agence française de développement est très active à cet égard. Il y a d’autres instruments, comme par exemple la coopération interurbaine. Une ville comme Montreuil, qui accueille la deuxième population malienne au monde après Bamako, a signé des accords avec la capitale malienne pour toute une série d’actions de développement urbain, autour de la gestion de l’eau notamment. Des actions similaires associent des villes françaises et maghrébines ou subsahariennes. Elles permettent de soutenir des initiatives de populations locales. Il faut toutefois noter un problème : ces actions concernent surtout des régions de départ de populations migrantes et créent parfois des décalages avec des régions moins marquées par des traditions migratoires et qui en conséquence reçoivent moins d’aide. Dans l’ensemble, cela reste un moyen efficace de contourner la mauvaise gouvernance d’Etats de la rive sud de la Méditerranée.

Lorsqu’on accepte l’altérité, c’est-à-dire dès qu’on respecte le point de vue de l’autre, on peut apaiser un débat. L’indifférenciation crée de la tension, avec des phénomènes de résistance de la part de populations qui se sentent désappropriées, dépossédées de leur culture, de leur mode de vie. Y renoncer, accepter une différenciation et l’assumer peut être le point de départ d’une relation plus apaisée.

Pascal Ausseur

PA : Pour réaliser le transfert massif de richesses, il faudra passer par tous les canaux possibles, des réseaux d’hommes d’affaires aux réseaux de municipalités, sans oublier bien sûr les canaux étatiques existants. Sans forcément fermer complètement les yeux et déverser l’argent sans contrôle, il faut accepter que les modes de fonctionnement soient différents de ceux de la Commission européenne et être un peu plus patient. Le cas du Rwanda est intéressant. Sous l’effet, il est vrai, de l’histoire particulière de cette région marquée par le génocide des populations tutsis, les Occidentaux ont largement laissé faire le régime de Kagamé, pourtant peu démocratique mais qui a permis un développement très important de son pays. Ma propre expérience de coopération entre think-tanks méditerranéens me convainc aussi que, lorsqu’on accepte l’altérité, c’est-à-dire dès qu’on respecte le point de vue de l’autre, on peut apaiser un débat. L’indifférenciation crée de la tension, avec des phénomènes de résistance de la part de populations qui se sentent désappropriées, dépossédées de leur culture, de leur mode de vie. Y renoncer, accepter une différenciation et l’assumer peut être le point de départ d’une relation plus apaisée. Dès lors qu’on acte nos différences, on réduit la rivalité mimétique et on peut plus facilement discuter d’un rapprochement.

Un mot sur le Maghreb : il y a sur ce sujet un énorme éléphant dans la pièce, c’est la relation franco-algérienne. Le Président Macron a tenté d’ouvrir un nouveau chapitre dans cette relation, sans réel succès jusqu’à présent car, dans ce cas, le ressentiment est entretenu depuis 60 ans. Il faut je pense accepter que la France et l’Algérie aient des trajectoires différentes et peut-être est-ce en acceptant cette altérité qu’on pourra poser les bases d’une nouvelle discussion plus positive. C’est la démarche inverse de celle engagée dans les années 1990 quand on a annoncé qu’on allait converger en faisant fi des différences.

PAH : L’Europe n’adopte-t-elle pas d’ores et déjà cette position en retrait, plus modeste ? L’exemple syrien est parlant, l’Union européenne y est un acteur humanitaire important, elle envoie des fonds considérables pour soutenir les populations locales, tout en restant en retrait sur le plan politique. Ne rechigne-t-elle pas désormais à chercher à imposer sa vision parce qu’elle a compris à quel point son entreprise coloniale et la violence qui l’avait accompagné avaient été mal perçues ?

CWW : L’Europe n’est pas si en retrait que cela, sur le plan de la politique migratoire en particulier elle dispose de leviers. C’est elle qui a demandé en 2016 à la Turquie de garder sur son territoire les 4 millions de réfugiés syriens, en échange de 6 milliards d’euros et de quelques autres concessions dont l’allègement des visas pour les citoyens turcs. Elle a par ailleurs son mot à dire dans le conflit qui oppose la Grèce à la Turquie. Cette dernière est signataire de la Convention de Genève de 1951 sur l’asile mais n’a jamais adopté le Protocole de New York de 1967 qui élargit la Convention aux nouveaux groupes de réfugiés apparus après 1951. Cela signifie qu’en Turquie on ne peut être réfugié au titre de la Convention de Genève que si l’on est Européen, ce qui n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui. En conséquence, les Syriens qui veulent le statut de réfugiés essayent de passer en Grèce. De son côté, celle-ci gère mal les migrants qui arrivent de Turquie, elle les laisse patienter dans de très longues procédures arguant de ses difficultés à accueillir un tel flux. Les Etats de la rive sud mènent une « diplomatie des migrations », ils ont bien compris le malaise européen autour des migrations et l’importance stratégique que cela leur confère. C’est le cas en particulier de la Turquie et du Maroc qui constituent une sorte de bouclier contre les migrations du Proche-Orient et de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe et jouent de cette situation en ouvrant ou fermant les frontières selon les contextes et en signant des accords avec les pays de l’UE.

Si l’Europe est faible c’est parce qu’elle a peur non seulement des migrants mais de la complexité géopolitique et de la prise de risque que cette complexité implique. En face, les nouveaux compétiteurs n’ont plus peur et voient bien les nouveaux espaces de manœuvre qui s’ouvrent à eux. L’Europe gagnerait à s’adapter à ce nouveau monde.

Pascal Ausseur

PA : Je ne pense pas que l’Europe soit en retrait au Proche-Orient en raison de son histoire coloniale avec cette région. Au contraire, la France y est plutôt bien perçue, notamment au Liban. C’est très différent du Maghreb et surtout de l’Algérie où en effet la France pâtit d’une très mauvaise image. Si l’Europe est faible c’est parce qu’elle a peur non seulement des migrants mais de la complexité géopolitique et de la prise de risque que cette complexité implique. En face, les nouveaux compétiteurs n’ont plus peur et voient bien les nouveaux espaces de manœuvre qui s’ouvrent à eux. L’Europe gagnerait à s’adapter à ce nouveau monde. La realpolitk n’implique pas de se renier mais d’accepter que les autres ne soient pas ce que nous sommes. Sur cette base, on peut trouver un nouvel équilibre, ici par le rapport de forces, là par la négociation, là encore par la coopération. Les politiques de « la forteresse » ou de « la porte béante » sont, à mon avis, toutes les deux délétères.

Crédits photographiques :

Photographie de Pascal Ausseur : transmise par M. Ausseur

Photographie de Pascal Orcier : transmise par M. Orcier

Photographie de Catherine Wihtol de Wenden : transmise par Mme Wihtol de Wenden

Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.

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