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La politique étrangère de la Roumanie en tant qu’Etat-membre de l’Union européenne : entre les contraintes géopolitiques et les valeurs européennes

Lorsque l’on parle de la politique étrangère de la Roumanie et sa façon de percevoir la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’Union européenne (UE) il faut dire dès le début qu’au niveau stratégique la Roumanie essaie de promouvoir les valeurs européennes fondamentales et de consolider le projet européen. De ce point de vue, la Roumanie a soutenu et soutient une action efficace de l’UE tant sur le plan interne qu’externe par la promotion des objectifs majeurs visés par les politiques et les documents stratégiques européens (l’Agenda stratégique, la nouvelle Stratégie globale de l’Union européenne, etc.)1. Le but est de travailler dans l’Union afin de « renforcer le profil de la Roumanie au sein de l’UE, à tous les niveaux. »2

Les fondements de la politique étrangère roumaine sont une balance entre le désir d’accroître la contribution roumaine en tant qu’Etat membre de l’UE et de l’OTAN au renforcement de ces deux organisations et le désir d’approfondir le Partenariat stratégique pour le XXIème siècle avec les Etats Unis : « la triade conceptuelle stratégique de la politique étrangère roumaine »3.

Il s’agit d’une politique étrangère de « frontière de l’empire », de l’intériorisation du statut de limes, avec tous les risques et opportunités que cela implique. De ce point de vue, une des priorités roumaines est l’élargissement dans le voisinage oriental de l’espace de prospérité démocratique, de sécurité et de prédictibilité nécessaire à la sécurité nationale et européenne4.

Cela est désormais visible à la lecture du Programme de Gouvernance 2018 – 2020 qui offre les repères fondamentaux sur la direction prise par le Gouvernement roumain. Qu’apprend-t-on ici ? En bref il s’agit d’un répertoire d’orientations stratégiques qui seront transposées dans toutes les actions au niveau européen. On peut citer :

  • le soutien actif au processus de mise en œuvre de la Stratégie globale de Politique étrangère et de sécurité de l’UE ;
  • le soutien et le progrès vers plus d’efficacité du Partenariat oriental ;
  • le soutien ferme aux efforts d’intégration européenne de la République de la Moldavie, y compris de la reconnaissance de la perspective européenne5 ;
  • la promotion du processus d’élargissement et le soutien dans ce sens aux pays des Balkans occidentaux, avec le respect des critères d’adhésion, y compris la problématique des droits des personnes appartenant aux minorités nationales ;
  • le développement des capacités de défense de l’UE et de la Politique commune de sécurité et de défense, mais en pleine complémentarité avec l’OTAN, à partir de la Déclaration adoptée lors du Sommet de l’OTAN de Varsovie6.

Ces lignes de forces se retrouvent aussi dans les Priorités de la Présidence roumaine du Conseil de l’UE qui, dans son Troisième Pilier intitulé « L’Europe en tant qu’acteur global », affirme vouloir soutenir « le renforcement du rôle global de l’UE en promouvant la politique d’élargissement, l’action européenne dans son voisinage, la mise en œuvre de la stratégie globale et la garantie des ressources nécessaires pour l’UE et la mise en œuvre de tous les engagements globaux de l’UE.”

Ainsi parmi d’autres objectifs principaux on peut mentionner le désir de :

  • promouvoir le renforcement des capacités de défense et de sécurité de l’UE en lien étroit avec des processus similaires au sein de l’OTAN, l’accent étant mis sur la consolidation du partenariat stratégique UE-OTAN (…)
  • faire progresser le processus d’élargissement de l’UE afin de renforcer la sécurité intérieure et extérieure.
  • promouvoir des actions coordonnées et cohérentes dans le voisinage de l’UE, en célébrant le dixième anniversaire du lancement du Partenariat Oriental, en réaffirmant l’importance de la mer Noire dans l’agenda de l’UE, notamment dans la perspective de relance de la Synergie de la mer Noire (…)7.

A partir de ces lignes stratégiques on peut déconstruire peu à peu l’approche de la politique étrangère roumaine envers les voisins orientaux.

Le fameux éléphant dans la boutique de porcelaine dont on parle peu et souvent en clichés c’est la Fédération Russe. Jamais mentionnée dans le Programme de la présidence roumaine du Conseil de l’Union européenne (1er janvier – 30 juin 2019) elle reste quand même une priorité lorsqu’on parle de l’Europe de la défense, de l’OTAN ou de la région de la mer Noire. Si le Programme de Gouvernement sert de repère pour la vision roumaine, les mots clefs sont : « une relation bilatérale pragmatique et prédictible », le niveau d’engagement étant conditionné par « l’implication constructive de la Russie dans la résolution du conflit d’Ukraine et dans le redressement de la balance stratégique du Voisinage oriental » tout en maintenant une relation économique qui respecte les sanctions internationales8.

Si la Russie est l’absente, l’Ukraine est présente dans le Programme de la Présidence aux côtes de la Géorgie et de la République de la Moldavie. La volonté roumaine est d’offrir des réponses concrètes aux aspirations européennes de ces pays, idée qui est présente dans de nombreux débats concernant la politique orientale de l’UE : comment, en effet, peut-on motiver ces pays à faire des réformes si on ne leur offre pas une perspective européenne ? Pourquoi doivent-ils faire des sacrifices sans un horizon européen clair ?

Dans ce contexte, la Présidence roumaine se propose de mettre la mer Noire à l’agenda européen et de revigorer la Synergie de la mer Noire9. Cette région de la mer Noire est un des tests les plus importants de la politique étrangère de l’Union européenne car elle sert de terrain d’essai du soft power de l’Union : l’UE peut-elle y apporter la démocratie et le respect des droits de l’homme ainsi que la bonne gouvernance ? Ajoutons aussi la question de la sécurité, la nécessité de lutter contre le crime organisé ainsi que le besoin de maintenir la sécurité énergétique et on a ici les arguments démontrant l’importance de la mer Noire, Eúxeinos  Póntos, la « mer hospitalière » des anciens Grecs10.

On arrive ainsi à ce que je considère être un des atouts de la Présidence roumaine : la relation avec la Turquie et les Balkans occidentaux. La Roumanie par rapport aux autres Etats membres à toujours affirmé d’une manière directe l’importance de la Turquie en tant qu’Etat candidat. Selon les mots du ministre délégué pour les affaires européennes, M. George Ciamba, « la Roumanie et l’amie et la partenaire de la Turquie » et on doit tout faire pour améliorer le dialogue entre l’UE et la Turque car l’Europe ne peut pas être un acteur global sans la Turquie11.

Redéfinir la relation avec la Turquie et relancer la relation bilatérale est donc un autre point fort que la Roumanie apporte à l’UE. Les Balkans occidentaux constituent, quant à eux, le nouveau test de résistance de l’attrait du modèle européen suite aux crises du Brexit. La Roumanie se propose d’avoir une présence active dans la région car soutenir les pays de la région est in fine un investissement dans notre propre sécurité. Il faut combattre la fatigue de l’élargissement ainsi que la fatigue affectant les sociétés des Balkans qui ont la perception que leurs efforts ne comptent pas vraiment.

Avec la Fédération Russe les absences notables sont celles de la Chine et des Etats-Unis, les « nouveaux voisins » de la mer Noire. Dans une période où la géographie symbolique et la capacité de projeter ses forces propres compte autant que la géographie physique, ces deux pays sont présents dans la région d’une manière plus ou moins visible et doivent être pris en considération. Si on prend en compte les références au Partenariat stratégique, les choses sont assez claires concernant les Etats-Unis, la situation est en revanche assez ambiguë pour la Chine.

Comme une version agrandie du chat de Schrödinger, la Chine est à la fois présente et absente dans la politique étrangère de l’Union européenne et du Programme de la présidence. Présente dans le fameux format « 16 + 1 », qui réunit les pays de l’Europe Centrale et de l’Est, et qui pourra très bientôt devenir « 17 + 1 », avec la possible accession de la Grèce, la Chine joue un rôle important dans la politique nationale de ces pays, alors même qu’elle a été définie par l’Union européenne, en mars 2019, comme son « rival systémique »12 de l’Union européenne et implicite de tous ses Etats membres. Cela complique les choses et il manque une réaction claire de la part des responsables en charge de la politique étrangère de ces pays.

Il est difficile de définir l’avenir de la politique étrangère de l’Union européenne à partir de la vision roumaine. Ce qui est sûr c’est l’importance des nuances voire des différences avec les Etats Membres de l’Europe occidentale. La Roumanie a une relation de confrontation stratégique avec la Fédération Russe en réaction à ses actions imprévisibles; elle a le désir de maintenir une relation privilégiée avec les Etats-Unis qui doit être le fondement de toute politique européenne en matière de défense; elle a aussi une vision plus positive sur la perspective européenne des pays du Partenariat oriental (surtout avec la République de la Moldavie) ainsi que le désir de continuer l’élargissement de l’Union européenne vers les pays des Balkans occidentaux et d’approfondir la relation avec la Turquie.

Ajoutons à cela les initiatives régionales des Trois mers13 et du Bucharest Format (B9)14 et on a l’image d’une région où les choses se précipitent. Peut-être cette région sera-t-elle l’endroit où l’avenir de l’UE se décidera dans une confrontation des divers modèles civilisationnels. Une chose est claire : la Roumanie offre par sa vision originale plus de diversité stratégique à l’Union européenne en lui permettant de voir au-delà de l’horizon dans une région où les ombres et les lumières se mêlent en des formes instables, où le passé n’est pas le passé et la mémoire historique est forte. Si on ne retrouve pas l’art du dialogue dans la politique et un sens minimal de communauté dans la formulation de la politique étrangère, qu’il s’agisse du consensus sur le fond ou au moins d’un respect formel entre tous les acteurs impliqués, l’avenir sera sombre et on pourra alors vraiment dire que la longue nuit orientale est sombre et pleine de terreurs.

Crédits photographiques (Sommet européen de Sibiu, Roumanie, 9 mai 2019) : Union européenne


Mihai Sebe

Mihai SEBE est cofondateur et Vice-Président du Cercle Agénor. Docteur en sciences politiques de l’Université de Bucarest, Roumanie, il s'intéresse aux affaires européennes et à la manière dont elles s'insèrent dans la politique nationale ainsi qu'à l’impact des nouvelles technologies dans la vie politique.

Notes

  1. Ministère des affaires étrangères, Roumanie, Priorităţi ale României în UE (Priorités de la Roumanie au sein de l’Union européenne), disponible à http://mae.ro/node/1579. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  2. Ministère des affaires étrangères, Roumanie, Priorités de la Roumanie au sein de l’UE; disponible à http://mae.ro/fr/node/4615. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  3. Administration présidentielle, Roumanie Discursul Președintelui României, domnul Klaus Iohannis, susţinut în cadrul întâlnirii anuale cu şefii misiunilor diplomatice acreditaţi la Bucureşti (le Discours du président Klaus Iohannis prononcé lors du rendez-vous annuel avec les chefs des missions diplomatiques accrédités à Bucarest), 29 janvier 2019, disponible à https://www.presidency.ro/ro/media/discursuri/discursul-presedintelui-romaniei-domnul-klaus-iohannis-sustinut-in-cadrul-intalnirii-anuale-cu-sefii-misiunilor-diplomatice-acreditati-la-bucuresti1548758070. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  4. Programme de gouvernance 2018 – 2020, Gouvernement de la Roumanie, disponible à http://gov.ro/fisiere/pagini_fisiere/PROGRAMUL_DE_GUVERNARE_2018-2020.pdf. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  5. Par la « perspective européenne » l’auteur comprend la possibilité d’offrir à la République de la Moldavie la perspective de rejoindre un jour l’Union européenne.
  6. Programme de gouvernance 2018 – 2020, Gouvernement de la Roumanie, disponible à http://gov.ro/fisiere/pagini_fisiere/PROGRAMUL_DE_GUVERNARE_2018-2020.pdf. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  7. La présidence roumaine du Conseil de l’UE, Priorités, disponible à https://www.romania2019.eu/priorites/. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  8. Programme de gouvernance 2018 – 2020, Gouvernement de la Roumanie, disponible à http://gov.ro/fisiere/pagini_fisiere/PROGRAMUL_DE_GUVERNARE_2018-2020.pdf. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  9. Programme de la présidence roumaine du Conseil de l’UE 1 Janvier – 30 juin 2019, disponible à https://www.romania2019.eu/wp-content/uploads/2017/11/en_rogramme_ropres2019.pdf. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  10. Mihai SEBE, Why the Black Sea matters for the European Union? Brief remarks and possible developments, Institute of European Democrats, Brussels, 3 juillet 2018, disponible à https://www.iedonline.eu/download/2018/WorkingPaper_Black-Sea_June-2018.pdf. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  11. Conférence internationale « Turkey and EU Relations: Challenges and Prospects », European Institute of Romania, 6 décembre 2018, disponible à  http://ier.gov.ro/event/conferinta-turkey-and-eu-relations-challenges-and-prospects/. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  12. EU-China – A strategic outlook, Commission Européenne, mars 2019, disponible à https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/communication-eu-china-a-strategic-outlook.pdf. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  13. Lancée en 2016, l’Initiative des Trois mers réunit 12 pays d’Europe centrale, membres de l’UE, pour renforcer la coopération économique dans l’espace entre la Baltique, l’Adriatique et la mer Noire, selon un axe Nord-Sud. Pour plus de détails voir Richard, Dorota. « Europe centrale : l’Initiative des Trois mers », Politique étrangère, vol. no. 2, été 2018, pp. 103-115.  https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2018-2-page-103.htm#.  Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.
  14. Lancée en 2014 à l’initiative de la Roumanie et de la Pologne réunit les 9 pays du flanc oriental de l’OTAN. Pour plus de détails voir http://www.b9parl2018.ro/index.php/despre-summit/. Consulté la dernière fois le 30 avril 2019.

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