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Souveraineté européenne ? Une réponse polonaise à M. Macron

La traduction depuis l’anglais de cette tribune par l’équipe du Cercle Agénor a été revue par l’auteur, et a donc valeur originale.

La sécurité d’abord

Si on considère le point de vue polonais vis à vis des questions relevant de la souveraineté stratégique européenne, ou plus généralement de la politique étrangère, on pourrait citer ce slogan souvent répété en France avant la dernière guerre : la sécurité d’abord.

Le grand historien Jules Michelet remarquait : « L’Angleterre est un empire, l’Allemagne un pays, une race ; la France est une personne ». Si on devait continuer de cette façon pour caractériser la Pologne, je pense qu’on pourrait dire que la Pologne est un sentiment. On appellera Polonais celui ou celle qui ressent le besoin de se rallier à « la cause polonaise », la cause de se battre pour l’indépendance du pays ou de se battre pour la maintenir. Un pays qui non seulement a perdu sa souveraineté plus d’une fois (1717, 1945), mais même son statut d’État, ayant été rayé de la carte (1795, 1939), un tel pays est naturellement profondément soucieux de ne pas laisser ceci se produire encore une fois. En effet, un synonyme répandu pour la Pologne est Rzeczpospolita (« La République », ou plus précisément « Le Commonwealth »), qui pointe vers l’idée de souveraineté populaire, et l’autre est Niepodległa (« L’Indépendant ») qui se réfère sans ambiguïté à la souveraineté nationale.

De la même façon, la plupart des Polonais ont tendance à évaluer les acteurs étrangers comme les politiques qu’ils mettent en œuvre en fonction de leur position vis à vis de « la cause ». Dans ce cadre, Napoléon ou Clémenceau, qui ont tous deux participé à ré-établir un État polonais, pourront être considérés comme de grands hommes d’État, et même De Gaulle, bien qu’il ait fait un pacte avec l’URSS et reconnu le « gouvernement » autoproclamé par les communistes, est une personnalité révérée à cause de son ardente et bien connue amitié pour la Pologne. Réciproquement, des phrases telles que « L’ordre règne à Varsovie » ou « Mourir pour Dantzig ? » ou « La Pologne a perdu une bonne occasion de se taire » sont citées encore aujourd’hui par ceux qui nourrissent clairement des sentiments anti-Gaulois ; et en général accompagnées par des remarques dévastatrices telles que : « On ne peut pas faire confiance aux Français ». Comment peut-on évaluer le leader français actuel à l’aune de telles questions ?

L’Amérique et l’OTAN

Il est tentant de faire appel à un autre cliché de l’entre-deux-guerres : la catégorisation des puissances européennes et mondiales entre les révisionnistes et ceux qui veulent maintenir le statu quo. La Pologne est plutôt satisfaite de ce statu quo, avec une Pax Americana qui garantit son indépendance et lui donne de l’espace pour renforcer ses institutions, sa société civile et son économie. Dans la mesure où on peut parler de révisionnisme, il semble que le système d’alliances occidental affronte actuellement trois menaces majeures : le « pivot » américain vers l’océan Pacifique, le revanchisme russe, et l’ambition française. Nous allons nous concentrer ici sur cette dernière.

Dans ses interviews et interventions publiques récentes, le Président Macron a défini l’agenda français pour la période à venir. Il semble convaincu que le désengagement américain des affaires européennes est un fait accompli et que l’Union européenne doit rechercher une véritable souveraineté stratégique ; à cette fin, un rapprochement avec la Russie est nécessaire, sous une forme ou une autre. On est en droit de penser que M. Macron ne voit pas tant la proclamation d’un désintérêt américain comme une catastrophe géostratégique que comme une opportunité qu’il est décidé à saisir. Le monde multipolaire, qui est une ambition française depuis des décennies, pourrait finalement devenir réalité. La Pologne, inversement, cherche à maintenir l’engagement américain, soit dans le cadre de l’OTAN soit à travers une alliance bilatérale ou régionale si besoin. La situation idéale pour la Pologne serait d’être une sorte de Corée du Sud slave, un pays avec une croissance dynamique et des institutions solides, prospérant sous la protection offerte par les États-Unis face à une puissance régionale agressive.

« La situation idéale pour la Pologne serait d’être une sorte de Corée du Sud slave »

En parallèle, Paris considère l’Alliance atlantique comme obsolète, car la France ne voit pas vraiment la Russie comme une menace pour ses intérêts et encore moins pour son indépendance. En effet, la Russie pourrait même être un allié et un atout en termes de coopération militaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. M. Macron semble par ailleurs inquiet des incursions russes en Françafrique et il n’est pas inconcevable qu’il puisse rechercher une Entente Cordiale avec Poutine, avec une Russie plus discrète sur les questions africaines et une France qui accorderait plus de soutien et d’influence au Kremlin en Europe de l’Est (le veto de la France à l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne de l’Albanie et de la Macédoine du Nord a, par exemple, beaucoup contribué à renforcer les intérêts russes dans les Balkans).

En effet, l’Afrique et le Moyen-Orient sont des territoires où la France a des intérêts vitaux, en termes économiques comme de sécurité nationale. Alors que pour les Polonais, combattre Daech ou Al-Qaïda n’est pas une priorité, et la stabilité de ces régions lointaines n’a que peu d’importance pour nous. Le gouvernement à Varsovie est avant tout préoccupé par son propre voisinage, l’Intermarium, et en particulier les pays entre la Pologne et la Russie, qui furent des provinces de la « République des Deux Nations » (l’union de la Pologne et de la Lituanie). De par cette ancienne appartenance, ces pays partagent le sentiment résiduel d’une identité commune et ressentent beaucoup plus fortement une menace qui les concernent tous.

Comme la France est objectivement mal équipée pour maintenir son statut de grande puissance, il semble bien que l’objectif français soit avant tout de rallier des ressources européennes à sa propre cause. La Pologne voit tout cela comme une tentative de transformer l’Union européenne en une continuation de l’Union française par d’autres moyens, et de créer une sorte de grande Légion Etrangère qui se concentrerait sur les objectifs français au Mali ou au Sahel, plutôt qu’une force armée qui protégerait les frontières de l’Europe.

La Russie

Comme la Russie est la seule menace sérieuse pour l’indépendance de la Pologne, les positions de M. Macron face à la Russie sont un enjeu critique. L’opinion répandue en Pologne est que le président français est coupable d’une grande naïveté par rapport au Kremlin, en premier lieu en acceptant leur propagande d’une Russie qui serait toujours menacée, toujours encerclée, qui chercherait juste à « se défendre » alors même qu’elle mène des guerres d’agression.

« La Pologne a été envahie depuis l’Est en 1654, 1733, 1768, 1792, 1794, 1830, 1863, 1920 et 1939 »

En parallèle, il est utile de noter qu’entre 1700 et 1914 la Russie a mené 70 guerres, avec seulement 4 d’entre elles sur son propre sol. La Pologne a été envahie depuis l’Est en 1654, 1733, 1768, 1792, 1794, 1830, 1863, 1920 et 1939. On comprendra que les Polonais sont peu disposés à entendre que la Russie devrait bénéficier de « compensations » suite aux pertes territoriales qu’elle aurait subies après la chute de l’URSS. Nous parlons ici de pays et de peuples qui ont été conquis en conséquence directe du pacte Hitler-Staline. Dans ce cas, on pourrait tout aussi bien parler de « compensations » pour l’Allemagne en échange de ses pertes en France, aux Pays-Bas ou en Afrique. Afin de comprendre la perspective de la Pologne sur la Russie, un dirigeant français aurait besoin de s’imaginer une Allemagne bien différente : une Allemagne avec une énorme armée d’active et équipée d’armes nucléaires ; une Allemagne dirigée par une élite choisie de façon non-démocratique et issue des ministères d’État du IIIème Reich ; une Allemagne qui n’hésiterait pas à assassiner ou emprisonner ses propres citoyens ; une Allemagne qui envahirait les pays voisins de la France et occuperait des portions de leurs territoires ; une Allemagne dont les généraux se vanteraient d’avoir leurs missiles programmés pour viser les grandes villes françaises ; une Allemagne qui conduirait des exercices conjoints avec, disons, l’Italie et dont l’objectif serait de faire tomber Paris. Cette Allemagne inimaginable pour la France, c’est la Russie que la Pologne se doit de considérer.

Récemment, deux pays voisins de la Russie (la Géorgie et l’Ukraine) ont été attaqués principalement à cause de leur désir d’indépendance et de leurs aspirations européennes et atlantistes. Les élites polonaises ne voient tout simplement pas en quoi la politique russe de M. Macron serait différente de tous les resets précédents, et en quoi elle serait autre chose que de l’appeasement. De même, bien que le président français proclame qu’il ne sera jamais naïf vis-à-vis de la Russie, il soutient la proposition d’un moratoire sur les missiles nucléaires à portée intermédiaire qui ne tiendrait pas compte de tous les missiles non déclarés par la Russie, lui donnant ainsi un avantage injuste. On a à peine vu le service minimum quand la Russie a tué des citoyens britanniques sur le sol britannique, quand elle est intervenue dans les élections américaines, quand elle a pénétré des sites internet du gouvernement estonien, ou qu’elle a soutenu des extrémistes en France même. Une telle attitude semble montrer au Kremlin qu’il est payant d’opter pour la dissimulation, la coercition et la violence. Si la Russie ne subit aucune conséquence de ses agressions, ou ne les subit que temporairement, tout en récoltant des bénéfices sur le long-terme, elle a toutes les raisons de répéter les mêmes comportements ; peut-être que la prochaine fois ce seront les pays baltes, ou peut-être même la Pologne.

La Pologne des Piasts et la Pologne des Jagellons

Parmi les Polonais eux-mêmes il y a des divisions, naturellement. Il y a les partisans de ce qu’on appelle la politique piastienne (du nom de la première dynastie régnante polonaise, les Piasts, 966-1370) et, opposés à eux, les partisans d’une politique jagellonienne (du nom des Jagellons, rois de Pologne et grands ducs de Lituanie, 1385-1569). Si on s’autorisait certaines libertés par rapport à la réalité historique et qu’on appliquait une certaine licence poétique, on pourrait résumer que les « Piasts » étaient orientés vers l’Occident et en général se décidaient pour une alliance avec « l’Allemagne », tout en gouvernant un pays plus petit, mais homogène. Alors que les « Jagellons », par opposition, se préoccupaient plutôt de bâtir un empire, et donc pouvaient accueillir des sujets de toutes origines. Ils étaient plus que disposés à « pivoter » vers l’Est, tout en méprisant les Occidentaux, considérés comme décadents et peu fiables, notamment à cause de leur fanatisme religieux (on retrouve cela dans le rejet contemporain du « politiquement correct »). Les « Piasts » de notre temps pourraient se tourner vers M. Macron, notamment car ils ont peu d’affinités avec les pays à l’est de la Pologne, qu’ils considèrent comme pénibles et à moitié civilisées ; les « Jagellons », qui sont la majorité, n’abandonneront jamais cet enracinement à l’Est, et seront toujours dévoués à la Géorgie, les pays baltes et, par dessus tout, à l’Ukraine. Comme nous ne sommes pas capables par nous-mêmes de dissuader une agression russe ni de les expulser des vieilles terres de la République des Deux Nations, il est raisonnable de considérer que seule une alliance avec les États-Unis, soit régionale soit dans le cadre de l’OTAN, soit susceptible de garantir notre objectif à long terme. De plus, les Américains n’iront pas imposer aux traditionalistes « Jagellons » du politiquement correct, des théories du genre ou autres « progressismes » comme M. Macron seraient susceptible de le faire (sous les applaudissements des « Piasts »).

« La position européiste pourrait, peut-être, enclencher une dynamique si les dirigeants français semblaient offrir de meilleures garanties de sécurité que les Américains »

La position européiste pourrait, peut-être, enclencher une dynamique si les dirigeants français semblaient offrir de meilleures garanties de sécurité que les Américains. Si Paris était à l’avant-garde d’une armée paneuropéenne sur le flanc est de l’Union européenne, si Paris partageait son parapluie nucléaire avec ses alliés européens, si Paris abandonnait son siège au Conseil de Sécurité de l’ONU au profit de l’Union, alors la perception polonaise sur tous ces sujets pourraient radicalement changer. Cependant, de tels développements semblent hautement improbables, alors que l’objectif de M. Macron est la grandeur et la souveraineté stratégique française, en s’appuyant sur le potentiel de l’Europe, et non pas le contraire.

Crédits photographiques (rencontre de MM. Macron et Morawiecki à Bruxelles le 15 décembre 2017) : Union européenne

Marcin Giełzak

Marcin GIEŁZAK est auteur, essayiste, entrepreneur. Il est Vice-président du conseil de direction de ShareHire, une entreprise technologique dans le domaine des ressources humaines, ainsi qu'expert et membre du bureau de la fondation Ambitna Polska. Il collabore à de nombreux magazines et think-tanks polonais, dont Fundacja Republikanska, et il est l'auteur ou le co-auteur de plusieurs livres.

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