Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

De « Achtung-Panzer! » à « La guerre hors-limites » : vers une nouvelle étrange défaite ?

S’il est dit que la victoire a cent pères et que la défaite est orpheline, la défaite de 1940 avait bien, dans nos institutions, plus de cent pères qui n’ont souhaité percevoir la rupture portée par la doctrine de la guerre mécanisée du général allemand Heinz Guderian. Il ne s’agit pourtant pas ici de faire l’inventaire de la défaite de 1940 ; d’autres comme André Beaufre ou Marc Bloch l’ont fait avant nous. Notre ambition est d’éclairer les décisions présentes de l’expérience des échecs d’hier. Il s’agit ici ainsi de mettre en perspective l’histoire de la guerre mécanisée, formalisée hier dans « Achtung – Panzer ! » de Heinz Guderian, avec la « guerre hors limites », formalisée aujourd’hui dans l’ouvrage éponyme des officiers chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui.

En effet, pour tout lecteur amateur d’Histoire et d’actualité, en 2018, la Chine ne rémilitarise pas une zone frontière contre des accords d’arbitrage1, elle polderise la « ligne des neufs traits » à l’encontre d’un jugement arbitral international en mer de Chine tout en investissant dans le foncier agricole européen en en contournant les règles ; la Chine ne conteste pas un traité de paix jugé inique issu d’un « coup de poignard dans le dos », elle revendique le « renouveau du grand rêve chinois » pour 2049 et assume ses ambitions territoriales sur Taïwan contre l’ordre international hégémonique issu de la guerre froide. A l’aune des multiples comparaisons – économiques (compétitions commerciales), politiques (montée de formes de populisme), militaires (croissance des investissements) – entre notre début de siècle et l’entre-deux-guerres, près de 20 ans après la publication de « La guerre hors limites », cet article ambitionne de démontrer que cet ouvrage pourrait être le « Achtung – Panzer ! » de notre temps : ouvrage sans ambiguïté quant à ses ambitions et moyens et pourtant si peu pris en compte dans les politiques de défense contemporaines. L’ouvrage chinois partage en effet avec l’œuvre allemande de troublantes similarités historiques et idéologiques. Cet article souligne ainsi que les doctrines exposées sont l’achèvement de la pensée de leurs adversaires historiques, particulièrement adaptées à la situation stratégique contemporaine du pays qui les a vu naître et bouillant d’un revanchisme historique affirmé.

Pourtant, la combinaison des moyens motorisés, mécanisés et blindés de la guerre mécanisée diffère très nettement en pratique de la combinaison des moyens militaires et non militaires de la guerre hors limites et nécessite une analyse indépendante. La présentation faite par le présent article du concept de guerre hors limites tend ainsi à démontrer une doctrine pertinente et cohérente, pour laquelle l’ouvrage ciblé souligne des exemples de mise en œuvre d’une particulière clarté qui révèlent des failles d’une extrême gravité pour notre défense nationale et européenne.

Or, la plus troublante des similarités que souhaite mettre en exergue cet article est le désintérêt des contemporains de ces ouvrages pour leur pensée de rupture. L’article vise ainsi in fine à mettre en garde contre le confort intellectuel qui guette tout « vainqueur » alors que le « vaincu » nourrit sa pensée de l’inévitabilité de la guerre qu’il prépare. Appuyé de cet ultime constat, cet article vise alors à alerter sur l’état de nos structures de défense et de sécurité face à l’utilisation de la doctrine réfléchie dans « La guerre hors limites » ; par la Chine, par hypothèse, et par d’autres entités et puissances, par expérience.

I. Similarités dans la construction historique et idéologique des doctrines

Tout en assumant les limites inhérentes aux analogies historiques, une lecture comparée fait émerger une forte similarité dans la construction historique et idéologique de la doctrine mécanisée de Guderian de 1937 et l’art de la combinaison des moyens guerriers et non-guerriers de l’ouvrage de Qiao Liang et Wang Xiangsui de 1999. Dans les deux cas en effet, l’innovation doctrinale majeure portée par l’ouvrage est issue d’une invention du vainqueur hégémonique et réfléchie bien au-delà de son appréhension par ce dernier (achevée en quelque sorte), adaptée à la situation stratégique du pays et soutenant un revanchisme latent entre ses lignes comme dans la société dont elles sont issues.

L’innovation du vainqueur poussée au-delà de la conception de celui-ci

La première des analogies à intéresser notre comparaison est en effet la capacité d’une entité politique se sentant dominée à analyser et à s’approprier les moyens de ses ennemis hégémoniques avant d’en repousser les limites conceptuelles pour affirmer sa propre doctrine révolutionnaire.

La thèse de Guderian sur l’emploi des chars se construit ainsi sur le relatif échec de leur emploi pendant la Grande Guerre. Cherchant à en exploiter le potentiel maximal, Guderian propose l’emploi de chars non comme appuis de l’infanterie mais comme fers de lance regroupés pour une percée rapide et auxquels l’infanterie doit s’adapter (par motorisation et mécanisation). A l’inverse, en France – nation vainqueur de la dernière guerre et innovatrice ayant porté l’invention de rupture que sont les chars – c’est un renforcement et non une rénovation de l’emploi des blindés comme lourds et puissants appuis de l’infanterie que vise la doctrine française à l’aube du second conflit mondial. Guderian dépasse ce concept daté en allant au bout du potentiel du « tank », dont la capacité à briser la guerre de position fut limitée selon lui par le manque de concentration de ses moyens et la lenteur de l’infanterie à laquelle il était asservi. Pour Guderian, qui vise à achever le concept de son ennemi anesthésié par son apparente hégémonie, la combinaison qu’il propose n’est pas encore allée au bout de son potentiel faute d’avoir été pensée sur les cendres de la défaite ; rappelant en cela le général André Beaufre qui constatait « la sclérose qui guette les armées victorieuses »2 alors que « vaincue, l’Armée allemande recevait de la défaite le stimulant que procure l’esprit de revanche ».

En somme, si les chars ont contribué à la victoire en tant que nouvelle technologie utilisée comme appui à l’infanterie, les puissances alliées n’ont su penser ni la combinaison à valeur égale des anciennes et nouvelles techniques ni, plus loin encore, l’emploi des anciennes techniques comme appuis des nouvelles.

Comme Guderian qui introduit son ouvrage par une analyse de l’invention et de l’expérience alliée des chars, Liang et Xiangsui partent de l’innovation des nations dominantes de leur époque pour en conclure au caractère avorté de la réflexion, en vue de la mener, par eux-mêmes, à terme. Les deux colonels chinois analysent en effet l’apport des technologies informatiques et de l’information couplées à un commandement interarmées lors de la guerre du Golfe pour conclure que la doctrine qui en est issue (la guerre « omni-dimensionnelle » avec laquelle se débattent par la suite les « opérations autres que la guerre »3) ne parvient pas au terme d’une Révolution dans les Affaires Militaires ; les nouvelles technologies n’étant pensées que comme des appuis au caractère armé de la guerre.

La « guerre hors limites », quant à elle, propose la combinaison égale de ces moyens guerriers et non guerriers ; jusqu’à voir la force armée – terrestre dans un premier temps pour respecter leur analyse de la guerre du Golfe mais au-delà ensuite pour englober toute la force armée traditionnelle – comme accessoire d’autres moyens dans cette stratégie combinatoire effaçant la frontière entre le militaire et le civil. Pour appuyer plus loin leur propos, les officiers chinois analysent les potentialités inexploitées de la guerre financière qui, à leur sens, n’a jusqu’ici été utilisée de manière dévastatrice que de façon incidente non concertée (en se basant sur le rôle des fonds américains dans la crise financière asiatique des années 90) et non comme moyen activement intégré par les Etats.

A nouveau, si les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont contribué à la victoire en tant que nouvelle technologie utilisée comme appui à la force armée, les Etats-Unis n’ont su penser ni la combinaison à valeur égale des anciennes et nouvelles techniques ni, plus loin encore, l’emploi des anciennes techniques comme appuis des nouvelles.

Une doctrine adaptée à la situation stratégique contemporaine du pays

La seconde des analogies historiques est la construction d’une doctrine directement ancrée dans la réalité stratégique du pays, désavantagé sur le temps long par rapport à son ennemi.

Guderian était en effet lucide sur les faiblesses stratégiques de son pays, raisons de l’échec de sa patrie lors de la Grande Guerre. L’Allemagne, coupée d’une source de matières premières durable – issues de son sol, de ses colonies ou d’une puissance alliée de confiance – est condamnée à l’attrition en cas d’engagement guerrier de longue durée. Le lecteur pourra percevoir comment cette variable était au cœur du déroulement de la guerre qui se préparait alors : accord contre-nature avec la Russie bolchévique, conquête nordique et course aux champs de pétrole du Caucase ou encore, comme pour en faire partager le risque à son ennemi, la guerre sous-marine à outrance. Ce constat quant aux variables lourdes de la guerre industrielle est par ailleurs partagé avant-guerre par les Alliés, s’étant appuyés sur les ressources coloniales et l’espérance de l’aide américaine, au point d’en nourrir leur propre réflexion stratégique pour la guerre future4. La ligne Maginot elle-même, loin de la caricature laissée par son échec, s’éclaire d’être prise en compte comme le récif contre lequel l’armée allemande devait s’épuiser en attendant la victoire des variables lourdes.

En somme, Guderian savait devoir produire une doctrine permettant de percer la cuirasse adverse rapidement afin d’éviter une lutte d’attrition dont l’Allemagne sortirait inévitablement perdante ; c’est bien le principe de fulgurance de ses troupes blindées et mécanisées que certains appelleront « guerre éclair ».

Comme Guderian et ses variables lourdes, les colonels chinois partent d’un constat stratégique qui leur est contemporain : l’hyperpuissance américaine soutenant une avance militaire qu’il paraît inutile de concurrencer. En effet, reliant l’origine de la chute de l’URSS à la course à l’armement sur laquelle elle s’est épuisée face au géant industriel américain, les auteurs chinois savent que la Chine ne dispose pas de l’efficience industrielle et des implantations mondiales permettant la captation des ressources nécessaires pour atteindre la parité technologique militaire avec les Etats-Unis. Au-delà de ce différentiel technologique et matériel – en, relative, réduction 20 ans après la publication de l’ouvrage5 – la Chine accuse un autre retard qu’il lui est difficile de combler par rapport au « gendarme du monde » au regard d’une autre composante de l’opérationnalité de ses forces armées : l’expérience pratique de la guerre, par ailleurs interarmées et interalliées.

A nouveau, Liang et Xiangsui savaient devoir produire une doctrine permettant de contourner la supériorité technique et matérielle militaire américaine sur le court comme sur le long terme ; là réside le principe de la décision stratégique conquise par la combinaison des moyens guerriers et non guerriers que soutient l’ouvrage sous le terme de « guerre hors limites ».

Un revanchisme historique comme ferment d’une doctrine innovante

Les faiblesses des analogies historiques résident souvent dans la comparaison de moments historiques se développant dans des environnements sociaux incomparables. Quelles que soient les analogies possibles sur le régime politique ou la conduite économique, l’Allemagne d’Hitler n’est pas la Chine de Jinping. Un élément culturel, appuyé au plus haut sommet de l’Etat, les relie néanmoins dans l’écrit : le revanchisme d’un destin historique inassouvi.

Heinz Guderian réserve ainsi un chapitre de son ouvrage au « diktat de Versailles », un traité « honteux […] conçu dans un esprit de haine »6. Ces arguments en illégitimité des puissances hégémoniques de l’époque empêchant sa patrie d’occuper la place internationale qui lui est due résonnent avec les écrits et les pensées de nombre de ses compatriotes. Pour bon nombre d’Allemands, les termes du traité de paix de Versailles – cet « armistice pour 20 ans » selon Foch – paraissaient en effet injustement humiliants ; aussi Guderian décrit le pathétique de ses manœuvres de « blindés » de bois et transportés à pieds comme « franchement comiques »7. Ce procès en illégitimité s’adossait, faut-il le rappeler, à une méfiance entretenue vis-à-vis d’un complot des élites ayant supposément vendu l’armée allemande invaincue à vil prix. Face à l’injustice historique perçue, il apparaissait à notre auteur comme un devoir de rétablir la place légitime de sa nation en surpassant ses adversaires alors que ce premier fait peu de mystère sur la composante notoirement offensive de sa doctrine dont la finalité vise des ennemis – par ailleurs nommément désignés comme tels – clairement déterminés à l’ouest.

Comme le revanchisme historique patiné de procès en illégitimité d’un Guderian, la rhétorique de puissance chinoise, « rêve chinois du grand renouveau national », s’avère toute aussi claire dans les écrits des militaires chinois que dans le Livre blanc sur la défense chinoise de 2015 qu’ils nourrissent. Appuyés sur l’opinion selon laquelle la guerre de l’opium a mis un terme aux légitimes ambitions de la puissance chinoise en imposant par la force le plus grand trafic de drogue connu, les auteurs de « La guerre hors limites » et du Livre blanc contestent d’autant plus la légitimité de l’hégémonie américaine issue de la guerre froide. La puissance hégémonique occidentale et américaine en particulier est ainsi visée comme la source de l’instabilité internationale par sa « politique de puissance et néo-interventioniste »8, notamment dans son ambition suspectée de faire naître des « révolutions de couleur » sur le territoire chinois ou encore de sa manipulation du FMI en vue d’une libéralisation prédatrice dans le cadre de la crise financière asiatique de 1997. L’hégémonie américaine apparaît d’autant plus illégitime aux yeux de Xiangsui et Liang qu’ils réservent une partie de leur ouvrage à arguer que la faiblesse chinoise au regard de son retard technologique est, paradoxalement, une force philosophique qui n’a que dédain pour la vision purement techniciste de la culture américaine.

A nouveau, face à l’injustice historique perçue, il apparait à nos auteurs comme un devoir de rétablir la place légitime de leur nation – faisant par ailleurs peu de cas de l’avenir de Taïwan comme territoire n’ayant d’autre vocation qu’à réintégrer ses frontières – en surpassant ses ennemis alors que les premiers font peu de mystère sur la composante notoirement offensive de leur doctrine dont la finalité vise, ici encore, des ennemis clairement déterminés.

Le lecteur saisi par notre comparaison voit donc la guerre hors limites prendre la même voie que la guerre mécanisée : un concept bâti dans une volonté de revanche historique, particulièrement adapté à la situation stratégique dans laquelle il évolue et, tragiquement, issu de la recherche de l’achèvement de la pensée de son ennemi anesthésié par son apparente hégémonie. Devant de telles analogies de construction et sachant l’application dévastatrice de la doctrine de Guderian en Europe en 1940, il nous semble falloir nous garder face aux prétentions chinoises, or cela suppose de bien en appréhender l’articulation.

II. Ce qu’est la « guerre hors limites »

Se rappelant la mise en garde audacieuse d’un « Achtung – Panzer ! », nous ne pouvons qu’apprécier la particulière clarté de la définition de la « guerre hors limites » donnée par Qiao Liang et Wang Xiangsui en vue d’en concevoir les incidences pratiques sur notre défense. Cet ouvrage audacieux définit en effet une doctrine cohérente à l’articulation pratique claire qui cible avec aplomb les faiblesses de la culture stratégique occidentale.

Une doctrine cohérente

Penser la cohérence d’une doctrine qui se définit paradoxalement par son caractère « hors limites » requiert de cerner dans un premier temps ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas afin de la normer et d’en apprécier l’originalité dans son milieu.

Ainsi, en premier lieu, la guerre hors limites n’est pas l’encensement exagéré d’une ou plusieurs techniques particulièrement innovantes et mises en avant par ses contemporains ; elle n’est pas la pensée magique d’une arme ultime. De la même manière que Guderian relativisait l’emploi de certaines armes nouvelles telles que les gaz de combat – qui mobilisaient nombre de ses contemporains de l’entre-deux-guerres9 pour une utilisation effective quasi nulle sur le champ de bataille futur – et même plus encore l’emploi de chars esseulés, Liang et Xiangsui relativisent l’emploi individuel des armes de précision et des NTIC pourtant tant vantées dans le débat public contemporain. Partant de leur analyse de la guerre du Golfe, ils notent ainsi que si la guerre de l’information – guerre des systèmes de décision – a participé à la victoire claire de la coalition elle ne fut qu’un élément somme toute mineur face à la campagne aérienne tandis, qu’au sein de celle-ci, l’efficience tactique in fine stratégique des aéronefs A10 et des hélicoptères était de loin supérieure aux armes de précision dans une bien moindre publicité. Critique des errements tendant à penser la décision autour d’un système d’arme particulier, la guerre hors limites se refuse à se considérer comme technique.

Se refusant à se limiter à la technique, la guerre hors limites définie comme concept de combinaisons n’est pas pour autant basée sur un concept stratégique sui generis. A l’instar de la pensée de Guderian qui, in fine, ne fait qu’adapter le concept stratégique fondamental de fulgurance et de combinaison aux moyens blindés, motorisés et mécanisés, Liang et Xiangsui adaptent le concept de combinaison des moyens aux moyens civils et militaires. Aussi, si l’articulation de moyens militaires et non militaires a déjà pu être entrevue comme moyens permettant d’atteindre un but politique, notamment dans le cadre des concepts de « grande stratégie » d’un Liddell Hart, de « stratégie intégrale » d’un Poirier ou de « stratégie indirecte » d’un Beaufre, la guerre hors limites innove en brisant la limite des degrés de la guerre : elle s’ingénie à concevoir la combinaison de moyens et objectifs de niveaux stratégiques, opératifs et tactiques dans la réalisation d’un seul objectif critique. Révolutionnaire, sans faire table rase du passé, la guerre hors limites se définit dès lors pleinement comme combinaisons hors degrés, hors moyens, hors domaines, de moyens militaires et non militaires pour tendre vers un objectif défini.

Art de la combinaison de moyens militaires et non militaires, elle n’est dès lors pas une nouvelle technique ou un concept sui generis sans base concrète mais une nouvelle doctrine qu’il faut s’entraîner à intégrer à un environnement donné. Guderian lui-même, quoique conquis par les caractéristiques du tank comme technique au point d’en nommer son ouvrage « Achtung – Panzer ! » (« Attention, blindé ! », en français), s’est efforcé de construire une doctrine d’emploi articulant un ensemble de moyens techniques sur le terrain. Ainsi, dépassant les restrictions matérielles et intellectuelles de l’époque, les forces allemandes s’entraînaient à la manœuvre et à la coordination des forces mécanisées, se passant même de la caractéristique technique effective du char qui était sa mobilité tout terrain ; limitées à l’utilisation d’engins en bois et à un seul engin chenillé par la contrainte de Versailles. A l’instar de l’exemple allemand, les forces chinoises visent à la mise en place d’outils et de structures (politiques, financières, industrielles, informationnelles) permettant de s’exercer à la combinaison de moyens techniques existants et émergents afin de consolider une doctrine pratique. Concrètement, sans définir la « guerre hors limites » directement en son texte, le Livre blanc chinois de la sécurité de 2015 appelle à « une vision holistique de la sécurité » comprenant notamment « la sécurité traditionnelle et non traditionnelle » ayant pour objet d’intégrer de « plus grands sujets, des domaines élargis et une temporalité plus longue ». Cette ambition conceptuelle s’éclaire tout particulièrement du concept de guerre populaire et de lien civilo-militaire développés comme expressions concrètes de la préparation à cette guerre hors limites : le pouvoir chinois visant ainsi à développer l’interopérabilité des domaines civils et militaires dans les domaines stratégiques par le rapprochement des moyens techniques comme des voies de formation de ses cadres10, actant la dualité des usages des moyens techniques dès leur conception11 et en appelant jusqu’à la formation d’une chaîne de commandement unique12.

Une doctrine à l’articulation pratique d’une particulière clarté

A l’instar de l’ouvrage de Guderian, l’ouvrage des auteurs chinois vient donner à la doctrine exposée un air de menace réelle en proposant des exemples d’application pratique. Des exemples choisis permettent de souligner le rôle en mutation de la force armée traditionnelle : moyen principal venant permettre la décision stratégique à l’issue d’une préparation par d’autres moyens jusqu’à devenir moyen, quasi périphérique, venant seulement préparer l’obtention de la décision par des moyens non militaires.

Ce n’est en effet qu’en percevant l’usage des forces armées comme de moins en moins essentiel à l’issue de la guerre combinée hors limites que le lecteur peut appréhender la force du concept. Ainsi est-il nécessaire de proposer une première expression où la force armée traditionnelle est, certes, mise en œuvre mais où elle n’apparait pas nécessairement comme le moyen essentiel autour duquel tout autre moyen n’est qu’appui ou soutien : « alors que l’ennemi ne s’y attend pas du tout, l’assaillant mobilisera secrètement une masse de capitaux et lancera une attaque surprise contre ses marchés financiers ; après avoir provoqué une crise financière il opérera une attaque de ses réseaux grâce à des virus implantés à l’avance dans les systèmes informatiques de l’adversaire et à l’intervention d’équipes de pirates informatiques. Il provoquera ainsi l’effondrement total du réseau électrique civil, du réseau de régulation des transports, du réseau de transactions boursières, des réseaux de télécommunications et des réseaux médiatiques, déclenchant une panique sociale, des troubles civils et une crise gouvernementale. Pour finir, une puissante armée massée aux frontières augmentera progressivement l‘emploi des moyens militaires jusqu’à acculer l’ennemi à signer un traité sous la contrainte »13. Ici, si la force armée obtient effectivement et matériellement la décision stratégique par la pression physique qui est sa nature, elle n’exprime celle-ci qu’à l’issue d’un affaiblissement critique, sinon essentiel à la décision, des capacités ennemies.

Pourtant, la guerre hors limites ne porte en germes une révolution dans les affaires stratégiques qu’au moment d’exposer la force armée comme simple moyen parmi d’autres alors que le moyen causant le plus de dégâts à l’ennemi, avec lequel elle est combinée et remportant in fine la décision, est d’origine « civile ». En effet, si les moyens financiers, informatiques et informationnels peuvent être combinés en vue de préparer la prise d’objectifs par des moyens militaires, le raisonnement inverse s’envisage tout autant.

Ainsi en est-il du scénario suivant : la mise en œuvre aux frontières de manœuvres militaires par le pays assaillant sur fond de tension géopolitique entraîne la crainte d’un conflit militaire ou financier ; les marchés anxieux du pays cible voient leurs cours s’effondrer par anticipation des acteurs nationaux autant que par substitution de devises et d’investissements des acteurs internationaux ; des acteurs financiers du pays assaillant viennent acheter des parts d’entreprises prometteuses voire de domaines stratégiques pour l’économie comme la sécurité nationale. Or, si nos auteurs chinois ne nous présentent jamais d’opération effectivement opérée de bout en bout en ces termes, ceux-là nous laissent à combiner pour nous même cette conclusion par leurs exemples. Ainsi nous présentent-ils l’effet financier d’une manœuvre militaire – « en 1995-1996, à deux reprises, la Chine continentale annonça qu’elle allait opérer des essais de lancement de missiles et organiser des manœuvres militaires dans le détroit de Taïwan. Au moment où les missiles laissaient leur trace dans le ciel, le marché boursier de Taïwan se mit à plonger, entraînant une réaction en chaîne pareille à une avalanche. »14 – et l’effet stratégique obtenu à l’issue d’une prédation orchestrée sur base de crise financière – « Quand la tempête éclata [crise financière asiatique], les Etats-Unis […] posèrent comme condition à l’attribution par le FMI d’un prêt de 55 milliards de dollars à la Corée l’ouverture totale de son marché, offrant aux capitaux américains l’occasion de racheter des entreprises coréennes à des prix dérisoirement bas [ce qui] s’apparente à une forme déguisée d’occupation économique »15. Ainsi pouvons-nous les rejoindre sur l’idée selon laquelle « la question clé dont nous voulons parler n’est pas de savoir si les Américains l’ont utilisée [l’arme financière] en connaissance de cause mais si, en tant que super-arme, elle peut fonctionner. Notre réponse est : assurément »16. Suivant ce scénario, l’assaillant s’empare ainsi de structures économiques et financières clés – pour s’accaparer leur rente, les détruire, les espionner ou s’en servir dans d’autres opérations combinatoires17 – sans jamais avoir ouvert le feu ni même opéré ne serait-ce qu’un début d’opération militaire traditionnelle autre que des manœuvres « d’exercice ».

Une doctrine forte de nos failles stratégiques

Doctrine raisonnée s’appuyant sur des expressions concrètes plus que plausibles, la guerre combinée hors limites apparaît dès lors comme une menace sérieuse. Or, comme l’emploi des Panzerdivisions s’infiltrant dans les failles de la cuirasse Maginot et du plan Dyle pour porter l’extraordinaire effondrement physique et moral si clairement analysé par André Beaufre et Marc Bloch dans leurs ouvrages respectifs, sa plus grande menace s’inscrit dans l’inertie inhérente à nos conceptions contemporaines juridico-économiques, culturelles et in fine stratégiques.

De la même manière que la conceptualisation de la lutte anti-terroriste se heurte à la problématique de la territorialité18, la guerre combinée hors limites se joue des conceptions rigides entérinées par la pacification des relations portée par nos structures libérales juridiques et économiques. Ainsi, quelle efficacité espérer des systèmes militaires conventionnels de déni d’accès lorsque des « armes » dormantes sont d’ores et déjà déployées sur le territoire-cible, prêtes à être manipulées et combinées ? La guerre hors limites se jouant des difficultés nationales à normer les flux de temps de paix (échanges de parts d’entreprises stratégiques, investissements à proximité immédiate d’entreprises et d’infrastructures critiques ; possession du foncier agricole ; aménagement des ports et aéroports ; dispersion des capitaux ; etc.), elle étrille les conceptions du « doux commerce »19 sous-jacentes à notre structure économique.

La caractéristique multidimensionnelle de la guerre combinée hors limites s’infiltre particulièrement dans la volonté, nourrie du refus de la réédition des conflits majeurs du XXème siècle, de repousser la violence hors la société des hommes. Il peut en effet être argué d’un « adoucissement des mœurs » dans nos sociétés occidentales contemporaines : de la réticence à l’emploi du vocabulaire de la guerre à une forme de pusillanimité dans l’emploi de la force armée appuyée par une peur des pertes – justifiant une agressivité et un déploiement limités – autant qu’à une paralysie décisionnelle visant à privilégier le rôle public du défenseur réactif à celui de l’agresseur proactif. Les stratégies misant sur la guerre combinée hors limites sont ainsi d’autant plus insidieuses que leurs moyens incluent des moyens apparemment « non violents » dans des sociétés contemporaines qui rejettent la violence armée sous toutes ses formes. Ces sociétés ne sauraient pleinement percevoir l’agression dans la mise en œuvre de certains moyens (investissements financiers ou lutte informationnelle par exemple) ni accepter l’usage de la force comme moyen proportionné de riposte. Ce trait culturel entraîne un risque de paralysie de la réaction institutionnelle face à des adversaires usant de ces moyens couplés à une gestion fine de montée et de baisse de tensions sur l’échelle de la conflictualité ; s’assurant des gains stratégiques sans pousser à une confrontation armée ouverte20. En tout état de cause, ces notions sont pleinement intégrées par les auteurs chinois, qui arguent de la guerre combinée hors limites comme suite logique à la tendance à « l’adoucissement des armes »21.

Au-delà de ces incidences sur les conceptions de nos sociétés, la guerre combinée hors limites exploite avec habilité les niveaux de conflictualité jusqu’à mettre à mal le caractère protecteur et quasiment indiscuté de l’ultima ratio nucléaire dans nos conceptions stratégiques. Si l’arme nucléaire est apparue comme un vecteur permettant d’éviter la guerre globale, longue, industrielle et de haute intensité, elle ne limite ni les guerres périphériques ni les guerres de haute intensité mais de courte durée à objectifs limités. Or la guerre hors limites ou ses prototypes s’inscrivent logiquement dans une approche sub-nucléaire, progressive et contrôlée sans pour autant renoncer à obtenir des objectifs stratégiques critiques aux intérêts des Etats. De la même manière que la ligne Maginot montrait son intérêt dans le cadre d’une guerre longue d’attrition de laquelle l’Allemagne ne pouvait sortir vainqueur, de même l’arme nucléaire ne démontrerait son intérêt (et son pouvoir dissuasif) qu’à partir d’un niveau de contrainte suffisamment important pour en légitimer l’emploi. Dès lors, une guerre éclair contournait la ligne Maginot autant qu’une guerre aux moyens essentiellement non armés contournerait l’arme nucléaire.

A l’issue de l’analyse permettant d’exposer tant l’originalité que la cohérence et la menace d’emploi d’une telle doctrine, il apparaît impératif de se garder face à la menace la plus cruelle qu’ont eu à subir les Alliés du début de siècle voyant déferler les divisions mécanisées allemandes outre-Rhin : leur propre impréparation intellectuelle et technique.

III. Le désintérêt des contemporains face à la rupture doctrinale

Porteurs de concepts différents mais à la genèse similaire et à la portée révolutionnaire comparable, les ouvrages partagent en effet une ultime donnée critique : le désintérêt institutionnel et public de leurs contemporains face aux ruptures qu’ils portent dans un horizon de conflictualité affirmé.

Un désintérêt contemporain nourri par le confort intellectuel

Contrairement à leurs adversaires à venir, les auteurs de rupture sont convaincus que la prochaine guerre ne se livrera pas de la même manière que la précédente : le conflit auquel se préparait Guderian n’allait pas se jouer selon les règles de la Première Guerre mondiale, et la guerre à laquelle se préparent Liang et Xiangsui ne se jouera pas selon celles de la guerre du Golfe. Or, la « sclérose des armées victorieuses » guette les vainqueurs de cette dernière.

Les paramètres de la guerre asymétrique, qu’avaient vu poindre les auteurs chinois comme d’autres, avaient déjà surpris nos institutions au point de voir germer sur près de 20 ans de nombreuses adaptations techniques et tactiques autant qu’un foisonnement intellectuel dans la littérature stratégique dédiée. Or, en matière symétrique ou dissymétrique – face à « une vision holistique de la sécurité »22 chinoise comprenant notamment « la sécurité traditionnelle et non traditionnelle »23 – l’approche occidentale, sinon européenne, tend à se penser selon le paradigme des guerres passées. Les programmes contemporains, « systèmes de systèmes » issus de la dite « révolution dans les affaires militaires », se concentrent sur la numérisation, l’infovalorisation et les mises en réseaux des combattants et de leurs appuis et soutiens. Si cette configuration est indiscutablement innovante en matière militaire, la supériorité que permettrait cette configuration paraît, institutionnellement, la réponse adaptée à l’incertitude stratégique de demain. Or, la mise en réseau des combattants face aux combinaisons civilo-militaires paraît tel le char face aux divisions mécanisées ; un concept décisif mais non achevé face à la mise en réseaux des moyens civilo-militaires.

L’aspect le plus tragique de cette histoire stratégique comparée paraît ainsi l’incapacité systémique à pleinement intégrer le danger posé par une doctrine pourtant non classifiée et ouvertement expérimentée ; constat permettant à Marc Bloch d’avancer à son époque que « beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre. Une grand carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave. »24

L’insuffisance d’une prise en compte intellectuelle et institutionnelle à la marge

Cette comparaison, plus polémique car plus politique, pourrait sembler relativisée par un tableau prospectif arguant que le potentiel des combinaisons de la guerre hors limites n’est pas totalement inconnu de nos contemporains. Pourtant, ici encore, la comparaison historique vient mettre en garde contre ces éléments de réassurance en ce que la prise de conscience individuelle et l’expérimentation marginale n’est nullement suffisante à l’émergence d’une réponse systémique face à un adversaire ayant assimilé tout entier un tel système.

Comme Guderian qui souligne l’existence de l’ouvrage du colonel De Gaulle sur la guerre mécanisée, nos auteurs chinois évoquent le général américain Franks, initié sans aboutir sur la voie de cette analyse stratégique. De même, comme Guderian qui alerte sur les expérimentations de la force mécanisée britannique et de la division mécanique française, pouvons-nous (avec d’autres) souligner l’expérimentation, sinon la mise en pratique, d’une doctrine combinatoire hors limites à l’étranger par la puissance russe pendant l’opération en Crimée et plus largement en Ukraine ou encore, en France, les quelques intégrations, non-systémiques, de moyens d’origine civile aux actions de force du ministère des Armées (actions « civilo-militaires », lutte financière contre certains réseaux terroristes, etc.) et de dispositifs visant à renforcer le contrôle a priori des investissements étrangers (Projet de Loi PACTE ; article 55). De même, la manipulation de l’information par des entités étatiques ou affiliées fait l’objet d’une littérature croissante25 en ce qu’elle se combine aisément à d’autres moyens permettant l’obtention d’un objectif stratégique critique. De la même manière que les réflexions de Guderian étaient connues par ses contemporains mais remisées à l’ordre des originalités sans avenir, la guerre combinée hors limites et ses moyens ne sont pas inconnus de nos sociétés mais ne prennent pas pour autant prise dans la mécanique institutionnelle au point d’impulser une intégration systémique.

En France, le débat politique ayant eu lieu au printemps 2018 dans le cadre de l’examen du projet de Loi de Programmation Militaire (LPM) pour 2019-2025 souligne le désintérêt pour le développement de cette doctrine. Certains parlementaires, sensibilisés au sujet, ont souhaité, au-delà du vote des budgets, cranter la programmation en vue de contraindre à une réflexion approfondie dans le cadre de ce vecteur pluriannuel. L’apparition de ce sujet dans le débat parlementaire s’est toutefois rapidement vue opposée un panel d’arguments ayant mené à sa disparition du débat public : d’un impératif de stabilité de la posture stratégique française définie dans sa « Revue stratégique » de défense et de sécurité nationale26 à l’incompréhension quant à l’innovation apportée par la combinaison de moyens civilo-militaires face à la préséance de la force militaire conventionnelle dans des politiques internationales agressives27, en passant par le rejet de la notion du fait de son manque de visibilité dans la littérature stratégique autant que du fait de controverses sémantiques28. Plus généralement, des réticences politiques et diplomatiques à afficher le caractère agressif de certaines puissances dans leur usage de moyens non militaires freinent également la capacité de cette prise de conscience à prospérer dans le débat public contemporain.

Le sujet ainsi évincé du débat parlementaire, il semblerait dès lors que la capacité à procéder à l’innovation stratégique se limiterait à l’action de l’exécutif, et plus encore des institutions militaires29. La question se pose dès lors de la capacité des Armées et de leur ministère – engagés depuis la promulgation de la LPM dans l’assimilation de budgets inégalés et la mise en œuvre de projets nouveaux visant à redresser30 la Défense Nationale après son attrition physique des 25 dernières années – à intégrer rapidement ce renouveau doctrinal. Beaufre en doutait en son temps en évoquant la mécanique de l’état-major de l’Armée ; « pilote désabusé de toute grande entreprise par des années de luttes épuisantes contre le népotisme négatif des Finances, les pressions tatillonnes du Parlement et les foucades initiales des successifs Ministres de la Guerre. Il s’était ainsi élaboré peu à peu une sagesse faite de scepticisme et d’opiniâtreté, utilisant des tactiques spécifiques pour chacun des grands adversaires : vis-à-vis des Finances, défendre l’acquis et ne jamais présenter de dépenses nouvelles (même si elles l’étaient) ; vis-à-vis du Parlement, le noyer sous des détails pour mieux obscurcir l’ensemble ; vis-à-vis du nouveau ministre, paraître toujours céder, puis le paralyser par des avalanches de considérations techniques. Tout ce jeu n’était hélas que défensif et rien de positif ne pouvait en sortir. Mais on considérait comme une victoire d’avoir sauvé l’armée en maintes circonstances »31.

L’inévitabilité de la guerre pour ses concepteurs

L’impréparation intellectuelle et, par voie de conséquence, morale et matérielle des contemporains des ruptures doctrinales apparait d’autant plus une vulnérabilité pour ceux-là qu’ils évoluent dans une situation d’instabilité sociale et politique où s’expose une ambition adverse et les moyens de celle-ci.

Sans préjuger du fait que la situation conflictuelle a soutenu le développement de l’innovation doctrinale ou que cette dernière a attisé cette situation à venir, il nous faut souligner, comme autant de mises en garde pour leurs contemporains, que les auteurs de ces ouvrages de rupture ne croyaient pas à la paix et que ces œuvres semblent autant de manuels à usage doctrinal qu’ils étaient l’exposé d’une ambition. Ainsi, sous les doutes de l’un – « on ne peut penser, même en étant optimiste, que la guerre, sanglante ou non, ait des chances de disparaitre brusquement dans un avenir prévisible. […] ce que nous devons et pouvons faire, c’est nous demander comment obtenir la victoire »32 – comme de l’autre – « nous n’avons aucun moyen de dire où ce chemin [celui des tourments économiques, sociaux, idéologiques, politiques et religieux] nous mènera »33 – se dévoile la préparation au conflit nouveau ; sans qu’il ne soit possible par simple comparaison textuelle de distinguer avec certitude le texte allemand du chinois. Or, du pessimisme justifiant le développement de ces doctrines censées apporter la victoire se déduiront les investissements militaires allemands et la diffusion des thèses de Guderian dans l’entraînement des cadres de la Werhmacht autant qu’ils se prêtent au développement des livres blancs et des investissements tous azimuts chinois.

Comme une ultime mise en garde, les mots de conclusion de Guderian – « la déesse de la victoire n’accordera ses lauriers qu’à ceux qui sont préparés à agir avec audace. »34 – résonnent avec les écrits conclusifs de Liang et Xiangsui – « si nous voulons nous assurer la victoire dans les guerres à venir, nous devons être tout à fait préparés intellectuellement à cette perspective. »35. Ainsi – alors que le chef d’état-major des armées français souligne que notre force armée conventionnelle, malgré l’effort inégalé de la LPM, « restera [en 2025] une armée des « dividendes de la paix », une armée de temps de paix »36 – il nous revient d’entendre en amont, en France et en Europe, la formule née de la défaite des Alliés au lendemain des succès de Guderian : « qui ose, gagne ». Mais oserons-nous à temps ?

Nourri de son expérience à l’Assemblée nationale et dans les armées, Kôichi Courant s’exprime ici en son nom propre et n’engage que sa position personnelle.

Crédits photographiques : Kôichi Courant


Kôichi Courant

Kôichi COURANT est cofondateur et Vice-Président du Cercle Agénor. Il est collaborateur parlementaire à l'Assemblée nationale, ancien attaché de défense du groupe MoDem et Apparentés. Officier de réserve dans l'Armée de Terre puis dans la Gendarmerie, il est également conseiller municipal de Val-du-Layon, dans le Maine-et-Loire, depuis 2020. Auditeur civil de l’Ecole de Guerre-Terre (133e promotion), il est diplômé de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), de l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr (2013) et de l'Université Keio de Tokyo (économie, 2011).

Notes

  1. Référence aux traités de Locarno, 1925.
  2. André Beaufre, Le drame de 1940, Plon, 1965
  3. A noter que l’ouvrage, de 1999, est écrit avant la « réinvention » des doctrines de contre-insurrection et la relative clarification des termes afférents aux guerres asymétriques.
  4. Ainsi, évidemment, que lors de son déroulé. Soulignons, en miroir de la course allemande aux champs pétrolifères du Caucase sus-évoquée, les planifications franco-britanniques de bombardements stratégiques des ressources soviétiques sous le nom d’« Operation Pike ».
  5. En ce sens, bien qu’un rattrapage s’opère dans nombre des domaines de la technique et de l’approvisionnement en ressources stratégiques, certaines exagérations quant à la supériorité technologique chinoise (chasseurs de dernière génération, drones ou encore technologie de sous-marin supersonique par supercavitation) se comprennent pleinement dans l’adage dérivé des écrits de Sun Tzu : « faible feint la force, fort feint la faiblesse ».
  6. Heinz Guderian, Achtung – Panzer !, Cassell Military Paperbacks, 1999, p. 133 [Trad. par K. Courant]
  7. Heinz Guderian, Achtung – Panzer !, Cassell Military Paperbacks, 1999, p. 134 [Trad. par K. Courant]
  8. China’s Military Strategy, mai 2015
  9. Voir à ce sujet : Jean-Marie Moine, « Un mythe aéronautique et urbain dans la France de l’entre-deux guerres : le péril aérochimique », Revue historique des armées, 256, 2009, pp. 94-119
  10. « China will work to establish uniform military and civilian standards for infrastructure, key technological areas and major industries, explore the ways and means for training military personnel in civilian educational institutions, developing weaponry and equipment by national defense industries, and outsourcing logistics support to civilian support systems », China’s Military Strategy, mai 2015
  11. « Accordingly, military and civilian resources can be more compatible, complementary and mutually accessible” ou encore « integrating military with civilian purposes and combining military efforts with civilian support», China’s Military Strategy, mai 2015
  12. « Building a mechanism for operating CMI. At the state level, it is necessary to establish a mechanism for CMI development, featuring unified leadership, military civilian coordination, abutment of military and civilian needs, and resource sharing. », China’ Military Strategy, 2015
  13. Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, traduit du chinois par Hervé Denès, Rivages Poche, 2006, pp. 205-206
  14. Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, traduit du chinois par Hervé Denès, Rivages Poche, 2006, p. 263
  15. Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, traduit du chinois par Hervé Denès, Rivages Poche, 2006, p. 259
  16. Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, traduit du chinois par Hervé Denès, Rivages Poche, 2006, p. 260
  17. Vente massive et soudaine de devises, actions ou produits financiers complexes comme moyen parmi d’autres d’une action de déstabilisation combinée par exemple.
  18. Un même individu pouvant être considéré comme un ennemi sur un théâtre d’opérations extérieures et traité, sans autres formes de procès, par les armes et pour un même type d’action effectué sur le territoire national être traité comme un criminel avec ce que ce statut de non-combattant implique en procédures. Ce développement, apparemment incident à notre sujet, prend une autre ampleur à considérer l’utilisation de moyens criminels plus traditionnels combinés au sein d’une stratégie de déstabilisation.
  19. Au-delà de relativiser le lien entre paix et commerce – en ce que le commerce serait également un vecteur de violence – la guerre hors limites relativise plus encore les arguments plus élaborés du doux commerce axés sur l’interdépendance des économies. En effet, l’interconnexion menant à l’interdépendance des économies – elle-même issue de la spécialisation tirée des avantages absolus ou comparatifs – elle peut faire émerger des dépendances critiques en cas de conflit : la domination commerciale internationale en matière de machine-outil et produits finis pouvant, par exemple, s’avérer de très faible valeur en comparaison d’une domination adverse sur l’approvisionnement en matières premières ou énergétiques alors que ce partage s’avérait tout à fait raisonnable en temps de paix en y assurant un équilibre à somme positive.
  20. Si certains Etats affichent une doctrine d’assimilation des attaques cyber, par exemple, à des attaques militaires conventionnelles ouvrant droit à réaction armée, la difficulté à prouver l’origine des attaques autant que la capacité à jauger l’effet destructeur par celles-ci peinent à justifier une réaction conventionnelle. La réflexion doctrinale quant à l’usage d’armes économiques, financières et informationnelles se trouve grevée par ce paradoxe inhérent à l’identification de l’origine et de l’intention derrière le dommage.
  21. Qiao Liang et Wang Xiangsui, op. cit., pp. 58-63
  22. China’s Military Strategy, 2015
  23. China’s Military Strategy, 2015
  24. Marc Bloch, L’étrange défaite, Gallimard, 1990
  25. A l’exemple notable du rapport du CAPS et de l’INSERM « Les manipulations de l’information » d’août 2018
  26. « L’actuelle revue stratégique a été élaborée il y a seulement quelques mois. On peut la toiletter régulièrement, mais je crains que cela n’amoindrisse le sérieux de la posture stratégique de nos armées et de notre diplomatie. » Jean-Jacques Bridey (LaREM), président-rapporteur à l’Assemblée nationale, en réponse à l’amendement DN284 de Fabien Lainé (MoDem). Commission de la défense nationale et des forces armées, réunion du 14 mars 2018, Compte rendu n° 57.
  27. « La rédaction que vous proposez laisserait croire que les pays émergents se livrant à une compétition économique avec nous pourraient aussi se livrer à une compétition d’ordre militaire. Nous ne sommes pas sur la même ligne que vous. Effectivement, il peut y avoir des tensions qui conduisent à cette possibilité, mais l’inverse n’est pas forcément vrai. » JJ. Bridey en réponse à l’amendement N°181 de F. Lainé visant à substituer au sein du rapport annexé l’alerte quant à une « compétition accrue, d’abord économique et technologique, mais qui s’étend de plus en plus au domaine militaire » par celle d’une « compétition accrue et tous azimuts déstructurant les frontières traditionnelles entre domaines économique, culturel et militaire ». Compte rendu intégral de la deuxième séance du 20 mars 2018 sur la programmation militaire pour les années 2019 à 2025.
  28. « L’amendement n°117 introduit dans le rapport la notion de « stratégie intégrale », qui n’a pas été définie dans la Revue stratégique et qui fait l’objet de nombreux débats entre chercheurs. Avis défavorable. » Christian Cambon (LR), président-rapporteur au Sénat, en réponse à l’amendement d’Olivier Cigolotti (Union centriste). Compte rendu de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du 22 mai 2018.
  29. Malgré le fait que la maille des armées paraisse trop faible au regard du caractère multidomaines et donc essentiellement interministériel des données de la guerre combinatoires hors limites.
  30. « LPM de redressement » ; éléments de langage visant à la promotion de la LPM 2019-2025
  31. André Beaufre, op. cit.
  32. Qiao Liang et Wang Xiangsui, op.cit., p. 299
  33. Heinz Guderian, op.cit., p. 212
  34. Heinz Guderian, op.cit., p. 212
  35. Qiao Liang et Wang Xiangsui, op.cit., p. 237
  36. Audition du général François Lecointre, chef d’état-major des armées, sur les opérations en cours, Commission de la défense nationale et des forces armées, 17 juillet 2018, Séance de 17 heures, Compte rendu n° 71

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