Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

Entretien avec Alain Lamassoure : « Le problème n’est plus de rêver mais d’agir »

Propos recueillis par Sébastien Scutca, Pierre-André Hervé et Jean-Baptiste Houriez, le 14 mai 2019

Né en 1944 à Pau, Alain Lamassoure achève son cinquième et dernier mandat de député européen.

Haut fonctionnaire, il s’est très tôt intéressé à la politique en multipliant les expériences en cabinets ministériels. Conseiller technique du Président Valéry Giscard d’Estaing entre 1978 et 1981, il est élu député des Pyrénées-Atlantiques en 1986 et siège à l’Assemblée nationale jusqu’à sa nomination au gouvernement en 1993. Ministre des Affaires européennes dans le gouvernement d’Edouard Balladur (1993-1995), il est reconduit dans celui d’Alain Juppé en tant que ministre du Budget (1995-1997).

Parallèlement à ces responsabilités politiques en France, il s’est engagé sur le front européen en étant élu au Parlement européen de 1989 à 1993 puis de 1999 à aujourd’hui. Membre du groupe du Parti Populaire Européen (PPE), de centre-droit, il y a occupé un rôle éminent, notamment en tant que Président de la Commission des Budgets entre 2009 et 2014 et Président puis Vice-Président de la délégation française du PPE.

L’engagement politique d’Alain Lamassoure est celui d’un centriste libéral pro-européen, formé au sein de l’Union pour la Démocratie Française (UDF), dont il fut le Vice-Président auprès de François Bayrou entre 1999 et 2002, avant de rejoindre l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) en 2003. Au sein du courant pro-européen, il s’est impliqué dans plusieurs organismes de société civile favorables à la construction européenne, notamment en tant que Président du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman, Président de l’association Pax Europa ou ancien Vice-Président du Mouvement Européen-France (2002-2005).

Figure de l’aile centriste de l’UMP (devenu Les Républicains (LR) en 2015), dont il a dirigé la délégation au Parlement européen entre 2014 et 2016, il a fait le choix de quitter ce parti au mois d’octobre 2017 en raison de positions trop divergentes sur l’Europe. A l’occasion des élections européennes de 2019, il a apporté son soutien à la liste « Renaissance ».

Dans ce contexte, Alain Lamassoure a accepté d’échanger avec le Cercle Agénor sur son expérience européenne, sa vision du projet européen, ses constats et ses préconisations. Avec passion, il loue la culture du dialogue et du compromis qui domine au Parlement européen, qu’il juge bien plus efficace que ses équivalents nationaux, rappelle l’importance et l’originalité historiques du projet européen, tandis qu’il remarque la disparition concomitante des projets nationaux. Sans langue de bois, il s’attaque aussi à une certaine paresse et un certain dédain français à l’égard de l’Union européenne. Conscient des menaces qui pèsent sur elle, du « retour » brutal de l’Histoire, il propose enfin, en technicien expérimenté, les moyens de consolider le projet européen.


Pierre-André Hervé : Paradoxalement, malgré votre long parcours et les hautes fonctions politiques que vous avez occupées, vous êtes assez mal connu des Français, en tout cas des plus jeunes générations. Qui êtes-vous, Monsieur Lamassoure ? Quelles sont vos convictions profondes ?

Alain Lamassoure : On me connaît peu – en réalité pas du tout en France – parce que j’ai choisi depuis 20 ans de me consacrer complètement au chantier européen, au sein du Parlement européen. Par les temps qui courent, cela veut dire faire vœu de chasteté médiatique. Cela peut paraître étrange. J’ai été porte-parole du gouvernement d’Alain Juppé : en tant que tel j’étais invité plusieurs fois par semaine dans les grands médias audiovisuels pour expliquer la politique du gouvernement. Puis j’ai choisi délibérément d’arrêter la politique nationale et mon mandat de maire pour me consacrer au chantier européen. J’ai alors cessé d’être régulièrement invité, sauf à des heures tardives pour parler de sujets qui n’avait rien à voir avec la politique européenne… Les grands médias, à la grande satisfaction des politiques nationaux, quel que soit leur parti, ont décidé une fois pour toutes que l’Europe ennuyait les téléspectateurs, que c’était compliqué à comprendre, et ont décidé de ne pas s’en occuper. Donc, ce sujet reste clandestin.

Qu’est-ce qui m’a mû dans mon action d’homme public ? C’est très simple, mon père était dans la Résistance, il est entré dans l’administration dans la génération de la Résistance, a été sous-préfet, puis préfet : il servait l’Etat. Pour ma génération, le service de l’Etat était quelque chose de très noble. Dans la continuité familiale, j’ai donc fait l’Ecole nationale d’administration et j’ai commencé une carrière, habituelle dans ma génération, au sein de cabinets ministériels. J’ai travaillé dans plusieurs cabinets puis à l’Elysée aux côtés du Président Valéry Giscard d’Estaing, pendant trois ans. Je suis devenu son « speechwriter ». En 1981, la gauche est arrivée au pouvoir, pour la première fois de la Ve République. A l’occasion du changement de présidence, je me suis alors dit qu’il fallait que je serve l’Etat en politique. Je me suis donc engagé en politique dans mon département d’origine, les Pyrénées-Atlantiques, dans la région du Pays basque. J’y ai été élu député en 1986.

Je me suis fixé deux règles de vie, dont je me rends compte aujourd’hui en relisant ma vie : d’abord, être utile. Avec l’ambition de faire en sorte que si jamais je n’avais pas été là, la vie des autres aurait été différente. C’est un objectif comme chacun s’en fixe dans sa vie, très personnel. Deuxième règle : si je m’ennuie, c’est que je n’apprends plus rien : alors, il faut que je fasse autre chose. J’ai rencontré la dimension européenne assez tôt, dès l’Assemblée nationale. J’aurais pu faire autre chose. Aujourd’hui, j’ai décidé d’arrêter après quatre mandats successifs au Parlement européen.

Jean-Baptiste Houriez : Vous qui avez longuement fréquenté à la fois l’Assemblée nationale et le Parlement européen, comment percevez-vous ces deux assemblées parlementaires, leur rôle, leur ambiance ?

AL : Ce sont deux mondes différents : un match de foot vs. un match de rugby, ou un jeu de dames vs. un jeu d’échecs. Le Parlement français, élu au scrutin majoritaire, est un parlement très manichéen : une majorité et une opposition nettement délimitées, y compris dans les votes. Il y a beaucoup de débats, l’éloquence coule à flots, mais c’est une espèce de théâtre d’ombres très influencé par les choix du gouvernement en matière législative. Le Parlement européen, c’est un autre monde. D’abord, il est élu au scrutin proportionnel et réunit en conséquence beaucoup de groupes politiques, chaque groupe regroupant des dizaines de partis politiques nationaux différents. Les règles des traités sont telles qu’un texte final ou un amendement adopté par le Parlement européen n’est juridiquement recevable que s’il est adopté par la moitié des membres qui composent le Parlement européen, soit 378 membres dans le Parlement actuel. Compte tenu du fait que l’élection est à la proportionnelle, aucun groupe politique n’est en mesure d’avoir à lui tout seul la majorité. Le groupe le plus important aujourd’hui, le PPE de centre-droit d’origine chrétienne-démocrate, compte 220 membres. Jusqu’à présent, il fallait donc systématiquement un accord politique entre le PPE et les socialistes. Cela veut dire que quand j’étais à l’Assemblée nationale, dès que je prenais la parole, c’était pour m’opposer aux socialistes, et, sous le feu des caméras, aux questions d’actualité, c’était un concert d’injures et d’insultes – après quoi on allait se retrouver à la buvette. Au Parlement européen, quand je suis rapporteur d’un texte, mon premier réflexe est d’aller voir le responsable socialiste de ce texte pour échanger avec lui de façon constructive. C’est la culture du compromis.

J’ajoute que, pour des raisons historiques, quand on est dans une institution européenne, on ne parle plus jamais du passé – parce que tout ce qui nous a opposé jusqu’à commettre les pires crimes de l’histoire de l’humanité est dans notre passé, et nous ne pouvons plus rien y changer. Par contre, le futur dépend entièrement de nous : il dépend de nous que le futur nous rapproche, y compris en matière militaire, ou qu’il nous divise. Nous bâtissons l’Europe contre le passé. Non pas contre toutes ses racines, mais contre une partie d’entre elles. Du coup, dans nos débats, nos échanges, il est inimaginable qu’on emploie un langage insultant ou même trop critique. Je ne peux pas traiter un collègue allemand de menteur ou de sectaire, ni un collègue espagnol, ou polonais. C’est inimaginable ! Nous employons entre nous la courtoisie diplomatique, et on gagne un temps fou ! Quand vous êtes obligé de travailler avec quelqu’un et l’injuriez, vous passez ensuite trois mois à vous réconcilier avant de commencer à examiner les sujets de fond. Au Parlement européen, on parle entre amis, et du coup on trouve des compromis, mais pas des compromis mi-chèvre mi-choux. Nous, les centristes, on nous reproche souvent de ne pas oser aller jusqu’au bout. Ça m’amuse, parce que les grandes décisions sont aussi rares dans les gouvernements de droite et de gauche. Tandis que le Parlement européen, fonctionnant sur la base du compromis en permanence, a adopté ces dernières années des textes dont le contenu est extraordinairement fort du point de vue politique, que même le Congrès des Etats-Unis est incapable d’adopter. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) est quelque chose d’inouï, c’est un texte historique. Nous sommes aussi parvenus à trouver une majorité au sein du Parlement européen sur le statut extrêmement délicat des travailleurs détachés. Sur le sujet particulièrement sensible de la politique migratoire, qui continue de diviser nos gouvernements et qui est un des grands thèmes de la campagne des élections européennes, nous avons rassemblé une majorité des deux tiers au Parlement européen. Sur la mise en place d’une Europe de la défense, nous avons obtenu une majorité, qui certes n’était pas des deux tiers, mais les Français ont été suivis par beaucoup de leurs partenaires pour mettre en place la coopération permanente renforcée et émettre un avis favorable avant la décision finale sur un budget de la défense pour les sept années à venir.

Ce sont donc deux Parlements très différents, deux méthodes très différentes. Je remarque que, contrairement aux préjugés qu’on peut avoir en France, on est plus efficace au Parlement européen que dans beaucoup de Parlements nationaux, y compris au Congrès des Etats-Unis qui est le Parlement le plus prestigieux sur la scène mondiale.

Sébastien Scutca : Si on va au bout de votre propos, en le caricaturant un peu, on pourrait penser qu’au Parlement européen, parce qu’on a moins en commun, on est obligé d’être plus civilisé et plus courtois qu’au Parlement français, dont les membres ont tant en commun et peuvent s’estimer dès lors en droit de s’insulter comme vous le disiez. Est-ce que le fait qu’on ait moins en commun ne nous réunit pas en réalité davantage, comme au Parlement européen ?

AL : Oui, d’une certaine manière. C’est un paradoxe. Mais j’ajoute quelque chose de très important, c’est que nous bâtissons ensemble, nous avons un projet commun. Je suis frappé qu’au niveau national, on n’ait plus de projet commun, quel que soit le pays. Je suis agacé aussi d’entendre que « l’Europe ne fait plus rêver ». Mais est-ce que la France fait rêver ? Je veux dire : est-ce qu’elle fait rêver les Français ? Hors d’Europe, l’Europe fait, elle, bien rêver. Nous n’aurions pas cette pression migratoire dans le cas contraire. Et si l’Europe ne fait en un sens plus rêver, c’est aussi parce que le rêve est réalisé. Le rêve fou, une utopie inimaginable, impensable, qui était la paix perpétuelle, la réconciliation entre nos peuples. Ça c’était un rêve ! Et nous l’avons accompli en deux générations. Aujourd’hui la guerre est devenue impensable pour votre génération, au point qu’on ne comprend même plus qu’elle ait pu avoir lieu. En deux générations, la malédiction de la guerre, qui paraissait inhérente à la condition humaine, comme la mort peut l’être, a disparu. C’est un rêve fou qui est réalisé. Maintenant, on vit ensemble entre Européens et le problème n’est plus de rêver mais d’agir. Ce qui unit les Européens c’est le projet. Pas simplement vivre au sein de l’Union européenne et adopter des lois, mais poursuivre la construction de l’Europe, pierre après pierre. C’est une cathédrale qui exigera cent ans, voire plus. Je visitais le weekend dernier la cathédrale d’Auxerre, dont la construction a pris près de trois siècles. J’espère qu’il ne faudra pas trois siècles pour l’Europe, mais on a commencé la construction européenne il y a déjà soixante-dix ans. On a un but, c’est d’inventer, de mener à bien un projet de création d’une entité politique radicalement nouvelle, combinant l’unité et la diversité. Il y a encore vingt ans, nous étions tous persuadés que le modèle européen allait être fédéral ou basé sur une Europe des nations. En réalité, la meilleure comparaison est une famille de peuples. Lorsque vous êtes membre d’une famille, vous êtes totalement indépendant, libre de disposer de votre vie, y compris d’abandonner la famille – c’est l’article 50 du Traité, le droit de divorce, que j’ai contribué à mettre en place. Chacun garde ce qu’il estime être sa souveraineté mais la famille a des règles de vie en commun et fait bloc vis-à-vis du monde extérieur. Nous sommes encore dans une phase de construction où, en matière économique, on a fait à peu près tout ce qu’on avait besoin de faire ensemble, y compris l’Union monétaire, on a étendu la compétence européenne à d’autres domaines tels que les politiques environnementales. Maintenant, il faut que l’on passe à l’ensemble des relations extérieures, y compris la politique étrangère, y compris la défense, et qu’au-delà du « soft power », on mette en place un « hard power ». C’est cela, l’enjeu à venir. C’est ça qui nous unit. A l’inverse, quand je suis les débats des élections nationales dans tous nos pays, je suis frappé que nos pays n’aient plus de projet. Quelle est la France que nous construisons pour dans vingt ans ? Comment se situera-t-elle par rapport à ses voisins, à l’Europe, au monde ? Comment se conçoit-elle ? La France, comme la quasi-totalité des pays européens, a un problème de communauté nationale. Il y a deux catégories de Français qui ne se sentent pas à l’aise dans la nation française : il y a les jeunes musulmans des banlieues et il y a les Gilets jaunes de province. Comment fait-on ? L’Espagne vient d’avoir ses élections nationales et je n’ai pas vu de projet national espagnol. Les dirigeants nationaux espagnols sont sur la défensive vis-à-vis des Catalans comme ils l’étaient vis-à-vis des Basques il y a une vingtaine d’années. Je n’ose pas parler de l’état du Royaume-Uni, de l’Italie… Ce qui nous unit au niveau européen c’est d’avoir un projet commun. J’aime beaucoup citer une phrase de Saint-Exupéry dans Citadelle, qui est dure mais formidable : « Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères… » C’est ce que nous faisons ! Et il achève en disant : « …mais si tu veux qu’ils se haïssent, jette-leur du grain ». Ce qui me frappe, c’est qu’au niveau européen, nous bâtissons une tour et cela nous unit malgré tout – tandis qu’au niveau des politiques nationales on se dispute la répartition du grain.

SNS : En même temps, dans Citadelle, Saint-Exupéry dit aussi : « si tu diffères de moi, loin de me léser… »

AL : « …Tu m’enrichis. » C’est exactement ça !

SNS : Dans un article récent, Francis Fukuyama, auteur après la chute de l’URSS d’un fameux livre très critiqué sur « la fin de l’histoire » à propos duquel il a déjà fait une sorte de mea culpa, fait un retour en arrière, peut-être un vrai mea culpa, en disant que finalement dans les sociétés humaines la chose la plus importante c’est la lutte, la lutte contre quelque chose. Cela rappelle votre réflexion, celle de Saint-Exupéry, celle aussi par exemple de Jérôme Fourquet dans son dernier ouvrage « L’archipel français » où il explique que chacun est isolé sur un îlot, à qui il faut redonner une perspective, un projet, mais c’est d’autant plus difficile quand, comme il l’explique, l’Eglise s’est effondrée d’un côté en même temps que la parenthèse communiste de l’histoire s’est fermée de l’autre. La lutte entre ce que Jérôme Fourquet appelle l’Eglise rouge et l’Eglise structurait la vie politique et le paysage culturel français et la fin de cette matrice séculaire fait qu’aujourd’hui les gens, chacun sur son îlot, ne savent pu contre quoi lutter, comment faire sens.

AL : Il faut ajouter un troisième élément : la disparition du nationalisme. Nous n’avons pas pris conscience – j’y reviens – du fait que le passage en deux générations de la guerre récurrente à la paix perpétuelle change tout. Nous découvrons maintenant que toutes nos nations chéries par les souverainistes sont nées par, pour et dans la guerre. Le jour où il n’y a plus de guerre, où il n’y a plus d’ennemi, la nation ne sait plus pourquoi elle existe. Là, tout d’un coup, chacune de nos nations perd son premier ciment et au départ sa raison d’être. Alors, comment faire ?

Toute l’administration française, notre système pyramidal, a été conçu pour faire la guerre. Et nous avons très largement gardé aujourd’hui cet outil administratif surdimensionné pour un pays qui est désormais définitivement en paix.

Même un concept comme le concept de souveraineté n’a plus aucun sens dans un pays qui n’a plus d’ennemis. Le concept de souveraineté a été conçu par les légistes de Philippe Auguste, à la fois contre l’Empereur du Saint-Empire romain germanique et contre le Pape. « Le roi est empereur en son royaume », disait-on. Mais il n’y a plus d’Empire romain germanique qui nous menace, pas plus que le Pape, à sa façon, ne nous menace. Donc en réalité, plus personne ne nous menace de quoi que ce soit. Qu’est-ce que cela signifie alors que « le roi est empereur en son royaume » ? Le Président de la République française, avec ou sans l’Union européenne, n’est plus souverain en France, la France étant liée par des centaines de traités internationaux autres que les directives communautaires ! Nous sommes un réseau de partenariats.

PAH : Au sein de l’Union européenne, nous avons effacé, comme vous dites en quelque sorte, l’horizon de la guerre. Mais en effaçant l’horizon de la guerre, ne nous sommes-nous pas aussi mis en danger ? Sans doute est-on là encore dans une vision « nationaliste », somme toute très classique, mais il n’empêche qu’il existe un certain nombre de périls autour de l’Union européenne. Peut-être aussi parce qu’elle a refusé cet horizon de la guerre, celle-ci a oublié la réalité de son environnement, qui peut apparaître dangereux et violent. Il y un retour d’une forme de violence à proximité immédiate de l’Union européenne, voire au sein même de l’Union. Des divisions se font jour qui peuvent aboutir à des violences. On remarque aussi la volonté de certains Etats européens de coopérer de manière beaucoup plus étroite en matière de défense et de sécurité. Tous ces éléments ne sont-ils pas le signe qu’il y a un besoin de défense, un besoin de prise en compte des enjeux de sécurité, un besoin de prendre en compte la réalité de la violence aux portes ou au sein de l’Union ? N’est-ce pas en contradiction avec l’idée que vous avez émise de « paix perpétuelle », originalité absolue de l’Union européenne ? Cette originalité se confronte finalement aussi à une réalité très dure, qui correspond à la longue durée de l’histoire, qui est celle de la violence entre les hommes et entre les nations, ce que nous a rappelé, dans une certaine mesure, la mort des Maîtres Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello du Commando Hubert, et l’hommage qui leur a été rendu ce matin aux Invalides.

AL : Oui. Ce qui montre bien au passage combien nous sommes déshabitués de la guerre. Saluons la la mémoire de ces soldats – mais rappelons qu’entre 1914 et 1918, la France comptait chaque jour 10 000 morts ! On ne peut plus imaginer cela aujourd’hui.

Alors, effectivement, le problème majeur réside dans le contraste extraordinaire entre les relations totalement pacifiques et réconciliées à l’intérieur de l’Union européenne, et le fait que nous sommes, sur la planète, les seuls vaccinés contre la guerre. Nous avons été vaccinés par les horreurs subies et commises au XXème siècle. Ailleurs, sans doute les Japonais, à cause d’Hiroshima, sont eux aussi vaccinés. Mais c’est tout. Nous vivons donc dans une période qui devient extrêmement dangereuse, avec l’instabilité du tissu d’accords diplomatiques que nous avons passés depuis la fin de la Guerre froide. C’est une régression immense. Par conséquent, l’Europe se retrouve en danger.

La France a eu le mérite, depuis le premier jour — à commencer par le général de Gaulle, qui n’a pas laissé l’image d’un très grand Européen, mais qui était Européen à sa manière — de plaider pour une politique étrangère et de défense commune. Il a fallu le contexte géopolitique actuel pour déciller les yeux des Allemands. Mais il va falloir encore beaucoup de crises, beaucoup de menaces, et, de la part des Français, beaucoup de capacité de persuasion et de conviction, pour consolider la situation en Allemagne sur cette question et pour faire comprendre à nos autres partenaires la nécessité d’une politique étrangère et de sécurité commune.

JBH : A ce propos, peut-on imaginer un doublon OTAN et Europe de la défense ?

AL : Oui. Depuis toujours, depuis que l’OTAN existe, les centristes ont proposé la mise en place d’un pilier européen au sein de l’OTAN. L’OTAN est un système invraisemblable dominé par les Etats-Unis. Le seul pays qui a osé mettre un véto à une décision de l’OTAN, proposée par les Américains, c’est la Turquie. Jamais la France ne l’a fait avant de sortir du commandement intégré de l’OTAN, ni depuis son retour. Les Britanniques, n’en parlons pas. Ce dont nous avons besoin en Europe, c’est de l’équivalent de l’OTAN ou d’une partie de l’OTAN proprement européenne, qui serait une alliance permanente de temps de paix.

En l’espèce, le terme « armée européenne » est évocateur et populaire. 80% des Français se disent favorables à une armée européenne. Cela ne veut pas dire, dans l’état actuel des choses, que les Français accepteraient — moi-même je n’accepterais pas —, que ce soit un vote du Parlement européen qui décide que l’on envoie des troupes au Mali. Mais cela veut dire qu’on a besoin de l’équivalent européen de ce qu’est aujourd’hui l’OTAN, c’est-à-dire un état-major intégré, des unités nationales — dont la mise en œuvre dans une véritable opération de guerre exigerait une décision politique de chacun des pays — avec les mêmes modalités opérationnelles, une analyse commune des dangers pesant sur nous qui appellent un traitement militaire, soit par usage de la force, soit par la menace de l’usage de la force — ce qu’on appelle un livre blanc. Il faut aussi, sur le long terme, une politique commune d’approvisionnement militaire, de manière à pouvoir conserver ou retrouver une industrie d’armement européenne. Et nous avons besoin, en cas de conflit, de savoir qui fait quoi, qui s’occupe de quel ennemi.

La vérité, fondamentalement, c’est que lorsque le Pacte de Varsovie a été dissous, il aurait fallu dissoudre l’OTAN. J’avais soumis l’idée, alors que j’étais au gouvernement à ce moment-là, qu’on propose aux Américains de transformer l’OTAN, qui n’avait plus lieu d’être en tant qu’alliance militaire — puisqu’une alliance c’est fait contre un ennemi et qu’il n’y avait plus d’ennemi —, en système de sécurité européen en y intégrant la Russie. La Russie qui n’était plus communiste et qui donc n’était plus un ennemi, avait « dé-targeté » ses armes nucléaires, c’est-à-dire que Boris Eltsine avait annoncé officiellement : « nous ne pointons plus nos armes nucléaires sur les villes d’Occident ». Nous avons également annoncé que nous « détargetions ». Tout le monde a « détargeté ».

Mine de rien, je trouve invraisemblable que, chaque année, lorsque nous adoptons le budget du ministère de la Défense, et tous les cinq ans lorsque nous adoptons la loi de programmation militaire, jamais personne ne parle des objectifs de nos armes nucléaires, à quoi cela sert. Concrètement, il y a en permanence des sous-marins, au moins un, parfois deux sous-marins français avec chacun 16 fusées porteuses chacune de six charges nucléaires. On a naturellement introduit dans les ordinateurs de bord à l’avance les cibles. Mais quelles sont ces cibles ? Personne ne pose la question. C’est fou.

Tout ça pour dire qu’il faut maintenant évidemment donner à l’Europe une pleine dimension sécuritaire : sécurité intérieure, lutte contre le terrorisme, transformer complètement Europol en FBI européen. Nous n’en sommes pas si loin car nous avons fait d’énormes progrès en ce sens, il faut aller jusqu’au bout de la logique. Et puis évidemment, il faut établir la sécurité extérieure en renforçant nos capacités communes de défense. Mais cela veut dire que certains pays devront payer davantage et que tous les free riders réalisent qu’il devront y consacrer de l’argent.

PAH : Deux questions subsidiaires en lien avec votre propos : la première concerne le rôle du Parlement européen. Vous dites que vous-mêmes et beaucoup de Français ne seraient pas d’accord avec l’idée que le Parlement européen décide d’une intervention. Dans les faits, le rôle du Parlement européen en matière de politique étrangère et de sécurité est aujourd’hui très secondaire. Il est informé d’un certain nombre de choses, mais il n’a, à ma connaissance, aucune espèce de capacité décisionnelle. C’est le Conseil européen et le Conseil de l’Union européenne, représentant les intérêts des Etats, qui ont leur mot à dire. Il y a donc un travail de coordination entre Etats qui est intéressant et qui abonde dans votre sens. Mais le Parlement européen n’aurait-il pas un rôle plus important à jouer aussi en tant que représentant des nations européennes, du peuple européen s’il existe ? Et pour aller dans le sens d’un « réarmement moral », comme vous l’avez souligné, le Parlement européen n’est-il pas le bon endroit, la bonne institution pour prendre part à la décision sur ces sujets, ou au moins une institution qui devrait être mieux associée à la prise de décision ? La seconde question concerne la dimension budgétaire. L’argent est le nerf de la guerre. Et puisqu’on en vient à cette question de la guerre, le système de financement de l’Union européenne est-il aujourd’hui suffisamment doté et structuré pour mener une politique étrangère et de sécurité commune qui soit efficace, digne de ce nom, crédible ? Deux questions différentes mais qui se rejoignent évidemment.

AL : Il ne peut pas y avoir de rôle du Parlement européen en matière de politique étrangère et de sécurité commune s’il n’y a pas de budget militaire européen. Et d’ailleurs, pour ce qui est du parlement national, c’est la même chose. En matière de politique étrangère et de défense, le Parlement débat. Bien entendu. Mais la seule chose qui décide, en réalité, c’est le budget. Il y a eu une réforme constitutionnelle adoptée sous Sarkozy, selon laquelle une intervention militaire à l’extérieur peut être décidée par le Président mais si elle dure plus de 3 mois, il faut qu’elle soit validée par le Parlement.

PAH : …En 1991, Michel Rocard avait demandé un vote, au moment de la Guerre du Golfe, alors qu’il n’y était pas obligé d’ailleurs…

AL : …C’est ça, de la même manière que David Cameron avait demandé un vote pour intervenir en Syrie, vote qu’il a perdu… Entraînant d’ailleurs Barack Obama, qui s’est cru obligé de demander un vote du Congrès alors même que lui non plus n’y était pas obligé ! Et qu’il a perdu également. Si bien que François Hollande s’est retrouvé seul sur ce dossier.

Mais au fond, les deux questions que vous posez sont totalement liées. Le Parlement européen n’est crédible que s’il a un budget, qui lui donne un pouvoir de décision très fort. En réalité, pour que naisse une politique étrangère commune, il suffit de mettre le vote de la France au Conseil de sécurité de l’ONU à la disposition de l’Union européenne, c’est-à-dire au vote à la majorité qualifiée de l’Union européenne. On argue à tort que, dans ces conditions, la France aurait dû suivre les Etats-Unis en Irak en 2003. Or, si l’on refait l’histoire, en calculant les votes de l’époque comme d’aujourd’hui, il n’y aurait pas eu de majorité qualifiée pour appuyer la décision américaine.

Concernant le budget, sujet qui m’occupe depuis 12 ans au Parlement européen, l’immense problème que nous avons, c’est que tel qu’il est financé aujourd’hui, le budget européen ne peut pas augmenter car il est majoritairement financé par les contributions nationales. Alors que, lorsque vous êtes financés par la TVA, les recettes augmentent proportionnellement au PIB et donc, sans modifier le taux de la TVA, vous avez des recettes fiscales qui augmentent si vous êtes en croissance. Ainsi, j’ai multiplié les initiatives depuis douze ans pour imaginer et proposer de nouvelles ressources fiscales pour compléter, dans un premier temps, puis remplacer, dans un second temps, les cotisations nationales. Seule la reconnaissance du principe de la nécessité de parvenir à ce renouvellement des ressources a commencé à être acceptée par les gouvernements. Voilà… L’Europe exige une patience géologique. Alors lorsque je faisais la comparaison avec la construction d’une cathédrale, l’image est parlante. Vous remarquerez d’ailleurs que, dans la campagne électorale actuelle, personne ne parle de budget européen.

JBH : On parle aussi de la taxe GAFA pour abonder le budget de l’Union.

AL : Oui, à propos de la taxe GAFA, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut faire payer les multinationales du numérique. Et sur ce point, j’ai fait des propositions concrètes pour que toutes les plateformes numériques – et pas simplement les GAFA – payent leur dû en matière fiscale. Concernant les ressources propres de l’Union, le problème de fond est de les faire accepter. On ne peut donc les justifier qu’en montrant que chaque fois que l’on décide d’exercer à Bruxelles, au niveau communautaire, une compétence qui jusque-là était du niveau national, il est nécessaire de transférer les moyens adéquats à ces compétences à Bruxelles. Ce qui veut dire que si l’on applique intelligemment le principe de subsidiarité, c’est-à-dire le principe de spécialisation des niveaux de compétence — c’est la même logique avec la régionalisation, avec l’intercommunalité, lorsqu’il s’agit de regrouper les communes dans une communauté urbaine ou une métropole —, chaque fois que vous changez le niveau de décision, vous devez affecter les ressources. Et si vous prenez le bon niveau de décision, les mêmes ressources doivent vous permettre une efficacité plus grande, ou bien vous avez la même efficacité à moindre coût, et dans le meilleur des cas, vous avez plus d’efficacité à un coût moindre.

En matière militaire, par exemple on pourrait avoir beaucoup plus d’efficacité, pour un coût bien moindre. Cela suppose que l’on fasse la démonstration qu’un euro de plus dépensé à Bruxelles permet d’économiser un euro – voire davantage – au niveau national. Il y a donc une pédagogie à faire à partir des administrations européennes existantes pour montrer le gain d’efficacité obtenu par la création d’agences européennes telles que l’agence européenne de la sécurité aérienne ou encore Frontex qui garde la fa frontière entre la Bulgarie et la Turquie, qui est la véritable frontière de la France, puisqu’elle ne se trouve plus dans les Pyrénées, les Alpes, ou sur le Rhin.

Crédits photographiques : Alain Lamassoure

Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.

Jean-Baptiste Houriez

Jean-Baptiste HOURIEZ est cofondateur et Vice-Président du Cercle Agénor. Il est référent MoDem du 10e arrondissement de Paris. Diplômé en communication politique de l’Institut de Communication de Paris (2012), il a poursuivi sa formation et travaillé au Brésil puis en Inde. Au Brésil, il a notamment participé au Forum social mondial et dirigé plusieurs campagnes d'élus locaux, avant de passer trois années en Inde et d’y obtenir un second master en science politique (2018). Il effectue actuellement un DU Droit des étrangers en France et droit d’asile à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.

Sébastien Scutca

Sébastien SCUTCA a été conseiller stratégique aux affaires multilatérales et au développement au sein de la DG Trésor du ministère de l'Economie et des Finances. Diplômé de Sciences Po (2014), de Kedge BS (2011) et de l'Université d'économie de Vienne (2011).

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