Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

Entretien avec Dominique Potier : « Je rêve d’une nouvelle gauche qui s’attacherait à cultiver le lien indéfectible entre l’égale dignité de chaque personne et la préservation de notre maison commune »

Propos recueillis par Pierre-André Hervé et Chang Hua Peng, le 24 juin 2020

Né en 1964 à Toul, agriculteur de profession, Dominique Potier est député de la 5ème circonscription de Meurthe-et-Moselle depuis juin 2012, après avoir été maire de la commune de Lay-Saint-Remy dans ce même département (2001-2013). Il est également président du Pays Terre de Lorraine depuis 2004. Membre du Parti socialiste (PS) et du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, il siège au sein de la Commission des Affaires économiques et co-préside le groupe d’études dédié aux objectifs du développement durable. Spécialisé sur les questions agricoles, il est le secrétaire national du PS chargé des ruralités, de l’agriculture et de l’alimentation, et dirige l’Observatoire de l’agriculture et du monde rural de la Fondation Jean-Jaurès, proche du PS. Dominique Potier préside par ailleurs « Esprit Civique », un cercle de réflexion politique inspiré du personnalisme et du christianisme social, qu’il a cofondé en 2013 sous le parrainage de Jacques Delors. Ses convictions sociales-démocrates, humanistes et personnalistes l’ont conduit à porter devant l’Assemblée nationale plusieurs propositions et projets de loi importants relatifs notamment à la régulation du capitalisme et à la protection de l’environnement. A l’invitation du Cercle Agénor, il propose ici son regard personnaliste sur les grands enjeux de notre temps et sur l’engagement politique.


Quelle est votre définition du personnalisme ?

C’est peut-être l’accomplissement d’une certaine vision de la dignité humaine. Qu’est-ce qui fait la dignité humaine ? C’est certainement une intériorité, un rapport aux autres. Nous ajouterions aujourd’hui un rapport à la nature. C’est dans ce dialogue entre l’horizontalité et une certaine verticalité que s’accomplit la promesse de la dignité humaine. Le personnalisme est une voie particulière car elle structure ce combat pour la dignité de la personne. C’est le chemin de la conversion de l’individu à la personne en visant à établir sa pleine dignité. Je crains que les termes de personne et de personnalisme ne correspondent pas à l’air du temps et au vocabulaire du moment, qu’ils ne soient pas compris. Peut-être que cela peut revenir, il faut persévérer. J’aime, en tout cas sur ce sujet, repartir de Ricoeur qui pose la question : « qu’est-ce que la vie bonne ? ». C’est une manière d’interroger ce qu’est la dignité humaine. Il répond que « la vie bonne c’est l’estime de soi, avec et pour les autres, dans des institutions juste ». Cette pensée peut être lue de façon linéaire, mais il me plaît de l’interpréter de façon plus cyclique ou triangulaire. Qu’estce qu’une institution juste ? C’est une institution qui permet à chacun, à chaque personne humaine, d’avoir l’estime de soi, avec et pour les autres. Il y a comme un mécanisme, une itération. C’est la dynamique du lien entre l’estime de soi, avec et pour les autres, dans des communautés conjoncturelles que sont la famille, l’entreprise ou le territoire, et dans des institutions justes à vocation universelle. Cette institution juste forme le champ spécifique du politique : le lieu du politique qui doit si possible résonner avec l’estime de soi et la fraternité. Elle ne s’accomplit pas dans une promesse d’un monde idéal qui pourrait être totalitaire, elle s’inscrit dans cette estime de soi qui procède de la liberté pour tous. L’estime de soi c’est cette paix que nous avons lorsque l’on a pris une bonne décision, lorsqu’à la relecture d’une journée ou d’une vie on se dit, comme dans la Citadelle de Saint-Exupéry : « ce matin, j’ai taillé mes rosiers ».

A titre plus personnel, quelle est votre relation avec cette philosophie ? Comment l’avez-vous rencontrée et quel a été votre cheminement avec elle ? Pourquoi et en quoi guide-t-elle votre action politique ?

Elle ne s’est pas d’abord dévoilée sur un plan intellectuel. J’ai envie de dire que j’étais dans l’esprit personnaliste avant même d’en connaître la source. J’étais dans le courant, celui d’une tradition familiale sociale chrétienne incarnée dans le lien au spirituel, une pratique religieuse, dans le lien de cette pratique religieuse avec des engagements civiques et dans une éthique personnelle de l’accueil de l’autre, du pauvre en particulier. C’est cette cohérence, image de la vie bonne selon Ricoeur, qui m’a élevé. Ce sont également, bien sûr, différentes écoles, de l’école de la République à l’éducation populaire, à travers les mouvements de jeunesse d’Action catholique, dont la pédagogie valorise la responsabilité et la liberté en même temps. Le mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC) en particulier promeut l’accomplissement de l’individu et l’engagement dans la société, aidant l’individu à devenir une personne dans la société. Je repense à ce slogan des années 1930 de la Jeunesse agricole catholique (JAC), précurseur de la MRJC : « Sois fier paysan », ou à cette phrase du fondateur de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), Georges Guérin, un grand éducateur, à l’endroit du monde ouvrier issu des campagnes qui peuplait l’industrie naissante : « la vie d’un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde ». Considérer la fierté, l’estime de soi, comme moteur du changement, c’est extraordinaire. Ces deux mouvements – JOC et JAC/MRJC – sont pour moi toujours complètement bouleversants même s’ils ont perdu leur puissance. Ils ont joué une fonction historique autour de la force de la parole, de la puissance du verbe, affirmant la primauté de l’homme. J’ai la chance que la Meurthe-et-Moselle ait été une de ces terres fécondes pour produire des hommes et des femmes comme ceux-là. Je me sens un peu aussi comme un héritier sur le plan territorial de Georges Guérin qui est né à quelques kilomètres de là où j’habite. Chaque fois que je passe sur cette route, je pense à la force prophétique de cet humanisme radical incarné par ces mouvements de jeunesse à une époque de rupture dans l’économie, avec le passage d’une société paysanne à une société industrielle. Les valeurs du mouvement coopératif, dans le monde agricole, et de l’économie sociale sont aussi pour moi une cohérence. Ainsi, je me bats par exemple pour le facteur 12 d’écart de salaire. Si je peux affirmer cela avec force c’est bien parce que toute ma vie j’aurai oscillé dans des écarts de salaires entre un et deux. Je n’ai jamais été tenté par l’appât du gain ou des formes d’économie prédatrice. Les engagements éducatifs de ma jeunesse, expérimentaux, comme mes engagements plus solides en politique et en entreprise ont été marqués par cette philosophie. C’est très tardivement que j’en ai découvert la source à travers la lecture d’auteurs et de commentateurs.

Depuis votre première élection à l’Assemblée en 2012 vous avez porté un certain nombre de projets ou propositions de loi relatifs à la régulation du commerce international et plus généralement du capitalisme. Outre le facteur 12, on peut citer la protection contre l’accaparement des terres agricoles ou le devoir de vigilance des entreprises multinationales, des exemples parmi d’autres. En quoi le personnalisme a t-il pu jouer un rôle de référence ou d’aiguillon dans cette action politique ?

Permettez-moi de faire un détour sur les leçons que je tire de ces différents combats, qui ne sont pas terminés. Sur la question de l’accaparement des terres, on est dans l’essai d’un acte 1 d’une loi qui pourrait passer en France en 2020, on n’a pas encore abouti. Mais, tout aussi important, nous avons lancé une expérimentation avec l’INRAE, une école d’ingénieurs du monde agricole et une communauté de communes sur une nouvelle façon d’appréhender la gestion du foncier sur un territoire, en l’occurrence le Saintois, au sud de Nancy, à travers la mesure d’impact sur la planète de nos choix locaux en matière de politique foncière et agricole pour anticiper les risques et les prévenir. À quel prix sera l’eau, faute de l’avoir protégée, une décennie plus tard ? Il s’agira également d’évaluer combien les décisions prises sur ce territoire auront un effet jusque sur le rendement du mil en Afrique subsaharienne. J’aimerais que l’on puisse piloter un territoire local avec ces outils de dimension universelle. Tous ces combats portés doivent beaucoup à un mouvement international, le CCFD. C’est clairement un héritage de l’Eglise, beaucoup plus que de la politique. La gauche a depuis trop longtemps perdu cette dimension internationale. Trois dimensions, en fait, ont été perdues par la gauche. Outre sa dimension universelle, elle a abandonné son lien aux milieux populaires et celui au monde intellectuel. La dimension internationale a été laissée aux extrêmes. Elle n’a plus de boussole sinon l’adaptation à une forme de mondialisation qui est une ruine de la souveraineté politique. C’est gravissime sur le plan démocratique. Si on n’a plus qu’à s’adapter, on se révolte et on se replie. Cette dimension, je l’ai donc plutôt reçue par l’éducation populaire et par l’Eglise. À travers les bols de riz adolescents paroissiaux, les courses contre la faim ou le jeu de la banane à 14 ans dans les stages MRJC pour comprendre le commerce international, l’Église a été porteuse de la question de la maison commune et de l’universel. Le fameux slogan du CCFD « rien ne changera là bas si rien ne change ici » est devenu aujourd’hui une sorte d’évidence sur notre interdépendance. C’était totalement prophétique. J’ai été éduqué dans la conscience que nos combats ont une dimension universelle, ce qui est sans doute un trait de l’héritage humaniste personnaliste qui prospère notamment au centre et dans une certaine gauche. Si la France est grande c’est par sa déclaration universelle des droits de l’homme, qui est pensée ici mais pour ailleurs. J’ai produit récemment une tribune pour La Vie intitulée « Une seule santé », une expression qui dit à la fois notre lien à la nature et notre lien aux autres. Ça pourrait être un projet politique pour 2022. Il n’y a pas de santé de l’homme sans santé de tous les hommes. C’est notre interdépendance. Ma santé dépend de la santé des autres. Et la santé des hommes dépend de la santé du monde animal, végétal et du sol. Notre commune fragilité peut causer un effondrement, une sorte de démission, d’abandon, un repli et la perte de tous les repères, ou au contraire elle peut devenir un nouveau défi. C’est moi et les autres. A ce titre, je perçois le livre d’Emmanuel Carrère D’autres vies que la mienne comme un moment de bascule : cet écrivain un peu mondain, qui se regardait penser, rire et jouir, est tout à coup confronté à la mort et il redécouvre à travers le tsunami mais aussi le cancer d’une amie la finitude et la tragédie du monde. Il y a une sorte d’éveil extraordinaire à des dimensions de la vie : ma vie vaut plus que ce que j’en avais fait jusqu’à présent. Il y a une véritable conversion et je pense que la conversion du livre de Carrère correspond à un moment, un kairos sociétal, dont on n’a que des répliques dans des crises sanitaires comme celle que nous traversons. Il y a une grande prise de conscience, c’est un moment d’espérance inouïe.

Vous parlez de la dimension internationale, de l’interdépendance qui caractérise les individus et les sociétés et qui est au cœur de la philosophie personnaliste. Savez-vous si la référence au personnalisme est partagée au-delà de nos frontières et au-delà de la culture occidentale judéo-chrétienne ?

Je n’ai pas assez voyagé, physiquement ou par mes lectures, pour vous répondre autrement que par bribes, par un tableau impressionniste et incomplet. Mais oui, c’est un immense bonheur de découvrir ça dans d’autres cultures. Il y a un commun universel de la pensée personnaliste qui peut avoir des sources multiples et qui n’est pas forcément relié à la tradition chrétienne. Quand on dit de quelqu’un qu’il est une « belle personne », quand on dit que c’est une belle vie, que c’est un beau combat, une belle histoire, on a cette idée d’une forme de dignité et de recherche de cohérence, ce qui n’est pas la même chose que la pureté. Puis il y a cette fraternité des hommes qui traverse toute la planète, que j’ai retrouvée, lorsque j’ai eu l’occasion de voyager dans l’océan Indien, en Afrique, en Ethiopie ou plus récemment au Sénégal ou en Amérique latine, en particulier à travers la paysannerie, le plus vieux métier du monde, le plus universel et l’un des plus essentiels. Le rapport au paysage, à la nature, au travail, à la nourriture, fait partie des choses qui facilitent la communication. Je suis absolument convaincu de cette dimension. Je pense que Schuman aujourd’hui, non seulement consoliderait l’Europe sur des fondements éthiques et pas uniquement pratiques, mais serait à la recherche d’un ethos européen. Et pour vivre cet ethos européen, il le projetterait notamment sur le continent africain. C’est un enjeu central, sans mépris à l’égard de ce qui se joue en Amérique et en Asie, évidemment. Je pense que ce rapport entre l’Europe et l’Afrique, pour mille raisons de proximité géographique, d’échanges millénaires sur la Méditerranée et de la chance que représente l’alliance de ces deux continents est extraordinaire. Un des drames contemporains serait la démission de l’Europe à l’égard d’un codéveloppement avec l’Afrique, qui est notre grande perspective. Être héritier du personnalisme, c’est tisser en permanence ces liens, ces passerelles. On retrouve la coopération et le co-développement. Le personnalisme c’est faire « avec ». C’est l’attitude éthique, « l’après vous » d’Emmanuel Lévinas. S’il fallait un mot pour dire le personnalisme c’est « avec vous ». C’est cet appel à la liberté et à la participation de l’autre pour réussir son propre dessein, cette foi selon laquelle on peut effectivement, ensemble, soulever des montagnes.

Vous avez aussi déposé récemment une proposition de loi visant à inscrire le bien commun dans la Constitution. Qu’est-ce que le bien commun ? Dans cette proposition de loi, vous distinguez entre le bien commun et les biens communs mondiaux. Que voulez-vous dire ? S’agit-il de chercher un socle de valeurs communes ? Mais la Constitution n’inclut-elle pas déjà un socle de valeurs communes ? Ou parlez-vous de biens publics ou communs à protéger ? Auquel cas, n’est-ce pas une version restrictive du bien commun ?

Effectivement, on est dans un domaine où les choses méritent vraiment d’être explicitées. J’attends beaucoup de Gaël Giraud notamment, qui a pris du temps pour travailler et produire une réflexion sur ce sujet, réflexion dont je partage les attendus. Au-delà des concepts, ce qui m’intéresse, ce sont les processus de mise en œuvre pour les atteindre. Or, ce que nous apprend le personnalisme, cet antidote aux totalitarismes, c’est que la mise en œuvre, la manière de faire, est tout aussi importante que la visée. Je reprends une phrase d’Erri De Luca, poète dont j’aime la sensibilité, qui dit, en substance : « tout le monde s’accorde à dire que la fin justifie les moyens, je crois le contraire, c’est la manière dont nous nous engageons, la manière dont nous vivons, notre éthique, notre attitude personnelle qui justifient la justesse des fins que nous entendons atteindre ». Il y a quelque chose de très vrai. L’idée d’intégrer les biens communs mondiaux dans la Constitution vient notamment d’une personne pour qui j’ai une immense estime, Mireille Delmas-Marty. Elle pense que cette affirmation des biens communs mondiaux est fondamentale dans les constitutions nationales. Cela crée une mise en perspective, c’est-à-dire que ce que nous faisons localement doit être en cohérence avec les objectifs du développement durable (ODD), avec la maison commune. On peut dire, en effet, que cette idée est déjà suggérée dans la Constitution, à travers différentes affirmations — dont l’idée que tous les hommes naissent libres et égaux — qui ne sont pas spécifiquement nationales et qui ont un caractère universel. Mais le premier combat est un combat pratique, qui part du constat que notre Constitution porte en elle une trace problématique de la Révolution française : pour des raisons conjoncturelles, celle-ci a affirmé, pour ne pas dire sanctifié, la propriété privée et la liberté d’entreprise. Les raisons en sont évidentes, comme la lutte contre le despotisme, qui supposait l’affirmation de l’individu, à travers la capacité à être propriétaire de son bien et à entreprendre, choisir sa vie, investir, dire « je ». Il y a un sacré républicain autour de ces deux données, on comprend pourquoi et c’est éminemment respectable. Sauf qu’une déformation s’est inscrite dans l’histoire. Les juges constitutionnels, par l’interprétation qu’ils font du texte, ont souvent censuré des lois en vertu de la liberté d’entreprise. Cela m’a valu des censures à deux reprises au moins sur la loi sur l’accaparement des terres. Quand on dit qu’il y a une boîte noire de sociétés anonymes et qu’il faut distinguer le bien commun qu’est le sol qui doit être partagé et contrôlé publiquement, on atteint la liberté d’entreprise et notre proposition tombe. Dans une tribune cosignée par une cinquantaine de personnalités dont Mireille Delmas-Marty et Cynthia Fleury, nous affirmions que ces acquis de la Révolution, visant à s’affranchir du despotisme, finissaient par être au service d’un autre despotisme, économique cette fois. En résumé, on protège les multinationales ou les prédateurs avec des principes qui étaient faits pour nous libérer du système féodal. Réintroduire le bien commun en point d’équilibrage, c’est réaffirmer les valeurs qui nous réunissent et notre souci commun de la dignité humaine et de la maison commune.

Que pensez-vous de l’encyclique du pape François « Laudato Si » ? Après tous les slogans qu’on a pu entendre sur l’écologie, de la croissance verte à la décroissance en passant par l’écologie sociale de marché ou le localisme, qui chacun disent quelque chose de l’orientation, pour ne pas dire l’idéologie, politique de celui qui le porte, l’écologie intégrale portée par le pape François dans son encyclique n’est-elle pas le plus personnaliste des slogans écologistes ?

Je partage totalement. J’ai écrit en 2014 que c’était sans doute le grand livre politique du XXIème siècle, c’est le logiciel politique le plus avancé. Pourquoi ? Parce que, dans une forme de raccourci fulgurant, il associe la dignité de la personne, les principes de justice dans les relations interhumaines, de partage, de limite, et la protection de notre écosystème, de la nature, dans un même élan. C’est la justice et la vie, réparer l’une pour sauver l’autre. C’est en tout cas le message tel que je l’interprète. En revanche, je n’aime pas le terme d’écologie intégrale parce qu’il est porteur de débats qui sont récupérés par les courants conservateurs. Je préfère le principe d’écologie humaine. Je suis plutôt pour une séparation des champs et leur réconciliation, mais je me méfie de leur confusion… Je note l’intérêt surprenant qu’a suscité ce livre dans le monde politique, dans la société en général. C’est un signe des temps. Il y a même deux signes des temps : un pape capable de produire cette pensée et l’écho qu’elle a dans la société. Nous sommes la génération « Laudato Si ». Le danger serait toutefois de réduire cette pensée à un héritage culturel. Mon point d’équilibre est de professer que cet héritage est incomparable mais que ce n’est pas la seule source. « Soi-même comme un autre », en somme.

Vous citez Paul Ricoeur. Dans un entretien avec Michel Rocard, un autre héritier du personnalisme, qui a été publié en 1991 dans la revue Esprit, Ricoeur en appelait à « une critique du capitalisme en tant que système de distribution qui identifie la totalité des biens à des biens marchands ». Notons au passage que Paul Ricoeur est un des rares sinon le seul intellectuel laïc qui soit cité comme référence dans « Laudato Si » du pape François, ce qui est révélateur d’une certaine parenté intellectuelle. Derrière la question des biens, du bien commun, du bien au sens plus large encore peut-être, il y a l’intuition commune à Paul Ricoeur et au pape François de l’aspiration de l’homme à la transcendance, de l’importance des valeurs, des choses de l’esprit, de la vie spirituelle. Comment, en tant qu’homme politique, percevez-vous cette question de la transcendance des valeurs ? Question quelque peu provocatrice : un homme politique, s’il recherche ce ou ces bien(s) supérieur(s), ne doit-il pas avoir une vie spirituelle ?

Je le crois profondément mais je ne vais pas en faire un système ou faire une proposition de loi qui invite chaque responsable politique à avoir une vie spirituelle ! Il faut d’abord concevoir cette vie spirituelle au sens universel, laïc et non pas religieux. Une vie spirituelle peut être areligieuse, je ne vois pas comment elle pourrait être antireligieuse, ce serait mystérieux, mais elle n’est pas forcément religieuse au sens des grands systèmes de transmission et d’organisation de la pensée et de la foi. Cette question de la vie intérieure, du discernement, de la cohérence, d’une boussole éthique, du sens à donner à son engagement, est devenue une question pratique. Elle n’est plus à côté, elle est devenue centrale, pratique. Prenons un exemple : j’ai passé une heure vendredi dernier avec le Réveil écologique, des jeunes super-diplômés qui veulent changer leur vie et sauver la planète, des gens extrêmement sympathiques et généreux, ils ne sont pas si nombreux mais en même temps ils marquent le monde. Je côtoie les multinationales dont l’angoisse est d’attirer cette jeune élite pénétrée de cette préoccupation éthique. Que des décennies de matérialisme, de libéralisme sociétal, d’individualisme ne les aient pas découragés relève du miracle. Cette aspiration est tellement visible aujourd’hui que ces chefs d’entreprise ont peur qu’ils ne viennent pas chez eux. Ils ont raison ! Le Réveil écologique est à l’origine d’un scoring des entreprises, qui les classe selon leur prise en compte de l’urgence écologique. Un de mes grands combats est celui pour un langage commun. La question du langage est un des champs les plus méprisés, les plus oubliés par la social démocratie et par tous les acteurs de la puissance publique. C’est pourtant un levier profond de transformation. J’ai fait passer un amendement sur l’affichage social et environnemental du textile, deuxième industrie la plus polluante au monde. Comme pour l’agroalimentaire, il faut donner des signaux, il faut communiquer pour ne pas laisser ça au Babel marchand. Il faut une langue commune qui ne soit pas totalitaire mais démocrate, fixée par les parties prenantes, la société civile et tranchée au Parlement, qui s’inscrive dans la durée et qui permette à chacun de choisir son économie. L’organisation de ce langage est un angle mort de la pensée politique. Par exemple, le contrôle du langage publicitaire, sur lequel je travaille avec Delphine Batho et François Ruffin, implique de libérer les imaginaires et non pas de les enrôler comme aujourd’hui, de retrouver une langue qui permette aux citoyens de peser sur l’économie et pas seulement d’être des consommateurs, de devenir des citoyens faisant des choix éclairés. Cela me paraît être une chose capitale. Pour un libéral, au sens du XIXème siècle, c’est laisser une grande liberté aux entreprises afin de ne pas passer que par la loi. Au-delà de la loi, il y a la capacité à créer des processus. De ma rencontre avec le pape François, j’ai retenu deux choses : il nous a parlé des périphéries, de partir des périphéries, et il nous a parlé des processus, il nous a dit « choisissez les processus qui s’inscrivent dans le temps, aux victoires des conquêtes horizontales choisissez les processus verticaux, choisissez d’inscrire dans le temps plutôt que dans l’espace ». Ce sont deux injonctions paradoxales parce que la première dit de partir des périphéries, qui sont une situation dans l’espace, de partir des plus pauvres, des marges pour refaire du commun, pour refaire société, pour rebâtir une belle économie et une belle société, ne pas faire pour les pauvres mais avec les pauvres et se mettre à hauteur d’homme auprès des plus pauvres, les exclus d’aujourd’hui, et de tous les lépreux d’aujourd’hui. C’est aussi avec leur regard qu’il faut regarder le monde et le transformer. Et, par ailleurs, il nous dit : « inscrivez-vous dans des processus plutôt que dans une conquête éphémère de l’espace ». C’est vraiment passionnant. Plutôt que des victoires éphémères comme par exemple un arbitrage budgétaire, j’essaye de privilégier, dans le travail législatif, ce qui crée des processus comme les questions du langage, de la RSE, d’un droit qui lui-même enclenche la fabrique d’un autre droit. La grande leçon de la loi « Devoir de vigilance », c’est d’être un processus générateur de droit : en révélant les mauvaises pratiques de la mondialisation, il génère des réponses juridiques. En levant le voile hypocrite qui sépare les maisons-mères des filiales et des sous-traitants, nous révélons les malfaçons de la mondialisation qui appellent des corrections qui elles-mêmes sont inventées par les entreprises, les filières mais aussi les États-nations ou les groupes d’États-nations qui s’organisent pour y répondre. Par exemple, pour supprimer le travail des enfants, il ne suffit pas de l’interdire, il faut trouver des solutions de développement pour les enfants qui passent par le salaire des parents. Ce sont des lois-processus. Ainsi, je suis gêné quand je vois certaines ONG chercher à gagner un procès contre untel. Ce qui est important c’est beaucoup plus la conversion des hommes au sein d’un groupe qui fait que, un jour, le groupe peut quitter ses positions afin de rejoindre un autre combat. Ce qui est intéressant, la vraie victoire, c’est d’engager un processus qui transforme les multinationales de l’extérieur mais aussi par l’intérieur, via leur gouvernance, par la codétermination.

Emmanuel Mounier disait que l’homme d’action accompli est celui qui porte en lui la double polarité politique et prophétique, même s’il reconnaissait que le tempérament politique, qui vit dans l’aménagement et le compromis, et le tempérament prophétique, qui vit dans la méditation et l’audace, coexistent rarement dans le même homme (Le Personnalisme, pp. 100-101). Un homme ou une femme d’État, quelqu’un qui, pour paraphraser James Freeman Clarke, se soucie de la prochaine génération plutôt que de la prochaine élection, sans négliger le réel des contraintes quotidiennes, peut-il encore émerger dans notre démocratie de la petite phrase et du tweet ? Nicolas Hulot, par exemple, qui a essayé d’articuler politique et prophétique a fini par baisser les bras…

Je vais vous répondre par fragments. François Dosé, ancien député-maire de Commercy, petite ville voisine du territoire où j’habite et dont je suis le député, fait partie des personnes, comme Michel Dinet et quelques autres, qui, par leur éthique, m’ont façonné. Il disait quelque chose qui m’a marqué : « il n’y a pas de hiérarchie entre celui qui empile les chaises et nettoie les toilettes à la sortie d’une manifestation et celui qui l’a présidé et qui a prononcé le discours ». Cette affirmation radicale peut basculer du côté du populisme, j’en suis conscient, mais elle dit aussi la réalité de notre interdépendance. François Dosé disait aussi : « tout le monde se souvient, sur mon territoire, de l’entraîneur de l’équipe de foot dans les années 1960 et tout le monde a oublié le nom du maire ». Celui qui est passé à la postérité n’est pas celui qui avait le pouvoir officiel, c’est l’entraîneur de foot par son humanité, sa bénévolence, son accueil des plus fragiles, des valeurs grâce auxquelles l’équipe a d’ailleurs gagné contre Bar-le-Duc en étant trois fois plus petits, ce qui est assez extraordinaire ! Et même sans victoire à la fin, il y a une histoire humaine. On doit faire en sorte qu’il y ait une part de prophétie dans la politique. Le prophète est sans limites. Si l’on reprend l’Ancien Testament, il n’a pas de limites dans sa dénonciation du Mal et son annonce des temps nouveaux. C’est un homme libre. Par contre, quand le politique se veut prophète il doit faire vœu d’une certaine modération pour ne pas confondre l’un et l’autre, parce qu’il a conscience de la limite de l’exercice. Il n’est pas tout seul, il fait avec. C’est un chemin difficile. Pour ma part, je dis souvent que je suis dans l’opposition mais que je ne suis pas dépaysé. Pendant cinq ans, j’étais aussi d’une certaine manière dans l’opposition avec la gauche au pouvoir… Mais je n’ai jamais été totalement indiscipliné. Même aujourd’hui, dans la reconquête du pouvoir que nous essayons d’organiser, j’essaye d’être discipliné même si j’ai parfois des colères. Le sens de la responsabilité, le sens du collectif, le sens des contingences, des contraintes du temps font que le politique est un fabricant imparfait. Pour ma part, j’essaye de poser quelques actes, comme renoncer au cumul des mandats. J’ai aussi dit que je ferai trois mandats maximum même si la loi ne m’y oblige pas. C’est un rapport à l’argent, un rapport au pouvoir, le choix de prendre une équipe parlementaire qui soit un antidote à l’hubris. On est plutôt prophète en essayant d’éviter l’illusion de la puissance. C’est peut-être cela qui est prophétique, plus que l’affirmation péremptoire. Un prophète peut dire « voici les temps nouveaux, voici la terre promise ». J’essaye plus d’être dans l’attitude « ah vous vous pensez comme ça ? Pour ma part, il me semble que… je crois que… », cette prudence ou ce « je ne peux pas taire quelque chose qui m’habite et qui est plus fort que moi ». Mais on ne peut pas être des donneurs de leçons : ils sont insupportables dans la vie politique. On est amené à cette espèce de parcours mais, en ce qui me concerne, il m’attire plutôt pas mal de sympathie. Des gens me disent « on n’est pas d’accord avec toi, mais on t’aime bien ». Ou alors, « on a vu ce que tu faisais par ton attitude ». Boris Vallaud a une formule qui est très jolie : « pour que la gauche existe et revienne au pouvoir, je passe mon temps à nous chercher des ennemis pour cliver, et toi tu passes ton temps à nous chercher des amis ». Et il ajoute : « les deux sont utiles ». Je crois profondément à cela. La fiction d’Emmanuel Macron c’est de penser qu’on peut effacer les clivages, qu’il y a une raison pratique ou une raison unique. Ce n’est pas vrai. Il existe un débat politique. J’aime beaucoup une autre citation cette fois d’Emmanuel Lafont, l’évêque de Guyane, qui a été missionnaire à l’époque de l’apartheid en Afrique du Sud. Dans les années 1990, dans un article de la revue Etudes qui anticipait Laudato Si en bien des aspects, il disait : « un chrétien ne peut pas refuser de s’engager mais il sait que son camp n’est pas sacré ». À la place du chrétien, on pourrait dire « un personnaliste ». Cette double injonction est mon école politique en permanence. On a un camp, on n’est pas dans l’indifférenciation. D’autres voies sont possibles et il faut les explorer. Un autre rapport au monde, à l’économie, au pouvoir, est possible. Dans cette construction on choisit son camp, mais on ne nie pas l’adversaire, sa part de vérité ou sa part de sincérité. Et c’est en établissant ce dialogue-là que nous avons pu faire passer des lois à l’unanimité dans le dernier mandat. J’étais heureux d’avoir fait voter l’équivalent de Sapin II, qui était EGALIM avant l’heure, à la quasi-unanimité dans l’hémicycle grâce à un travail de dialogue et d’écoute de la part de chaque groupe. Même mouvement lorsque Xavier Breton (député Les Républicains) dépose une résolution pour saisir le CCNE afin de relire la politique palliative à l’épreuve du COVID alors que j’écris avec pratiquement les mêmes mots un courrier à Olivier Véran au même moment et dans le même sens. On avait fait la même démarche sans concertation. Cette coopération au-delà des étiquettes, c’est ce que j’appelle les eaux souterraines, qui pour moi vont des gaullistes sociaux aux communistes en passant par le MoDem, et bien sûr les sociaux-démocrates. Si on demandait à tous ces élus de répondre hors cadre à un quizz, on verrait apparaître bien des points communs. Ces eaux souterraines, je ne sais pas comment et où elles vont jaillir, mais je sais qu’elles peuvent jouer un rôle décisif pour notre avenir. Mon objectif politique, intuitif plus que calculé, est d’une part de porter à la fois une réflexion philosophique à travers Esprit Civique sur le personnalisme, le rapport au monde, le lien au monde populaire, une éthique politique, former et préparer une génération future, et d’autre part incarner des combats, ceux que vous avez parfaitement identifiés et quelques autres, qui eux-mêmes sont symboliques de processus novateurs, dans leur approche, leur caractère universel.

En conclusion, quel pourrait être le projet personnaliste pour « le monde d’après » ?

Je vais vous faire une confidence. Je rêve à une nouvelle gauche. Celle-ci s’attacherait à cultiver le lien indéfectible entre l’égale dignité de chaque personne et la préservation de notre maison commune. Une nouvelle utopie pourrait se construire schématiquement sur un axe Nord-Sud et un axe Est-Ouest. Sur un axe Nord-Sud, d’une part la dignité humaine, l’égale dignité de chaque personne, et, d’autre part, le concept de maison commune. On ne sauvera pas la Terre sans sauver l’homme, et inversement. Sur un axe Est-Ouest, par ailleurs, ce sont deux grands champs de transformation qu’il nous faut explorer, qui pourraient faire l’objet d’un projet présidentiel, à condition de l’incarner dans des objets politiques. C’est, d’abord, la souveraineté solidaire, selon le concept de Mireille Delmas-Marty, qui est un rapport au monde qu’elle oppose au souverainisme solitaire. Même à l’échelle européenne, le souverainisme est une idée pauvre s’il ne prend pas en compte notre interdépendance. Cette solidarité, il faut lui donner des instruments. Le devoir de vigilance en est un. Mon analyse de la lecture communautaire territoriale du sol dans son rapport à la planète illustre cela également. Le deuxième champ, c’est ce que Cynthia Fleury appelle l’individuation, en l’opposant à l’individualisme. Cynthia Fleury dit que c’est l’accomplissement de la personne. Chaque individu qui vient au monde, il faut le faire venir à la société. Comment ? C’est par le courage, par l’engagement, par le civisme que l’individu devient citoyen. Quand on a posé ces axes, il reste à trouver les objets politiques. J’en vois trois. C’est d’abord la société et le lien intergénérationnel. Il me semble que l’éducation populaire comme formation des citoyens, qui est esquissée par le service civique, est un champ extraordinaire. A côté de l’école et de la famille il y a besoin d’un tiers-lieu pour devenir un citoyen. Le care, en particulier le lien entre les générations, doit redevenir ainsi un investissement public de prévention et de consolidation. Le deuxième lieu, c’est l’entreprise, évidemment, avec tous les changements souhaitables de sa gouvernance : la codétermination, la RSE, la régulation des écarts de salaires, le reporting fiscal, etc. La conversion de l’entreprise comme outil de transformation du monde, comme objet politique, est au cœur d’un travail extraordinaire du Collège des Bernardins que nous nous efforçons de traduire politiquement. Et troisièmement, je pense au territoire, à cet enracinement qu’il ne faut pas opposer à l’universel. Bien sûr, une réforme de l’État et une ambition européenne sont nécessaires. A cet égard, le Green Deal dessine une voie intéressante. L’idée d’une Europe puissance, c’est d’abord une puissance publique à opposer à la démesure de la puissance privée. Mais il faut absolument ce que les Québécois, pour éviter l’anglicisme « empowerment », appellent joliment l’« empuissancement ».

Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.

Chang hua PENG est cofondateur et Trésorier du Cercle Agénor. Il est avocat au barreau de Paris. Docteur en droit de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, auteur d'une thèse de droit comparé français-chinois consacrée aux transports maritimes, il enseigne à l'Ecole de droit et à l'Ecole de management de la Sorbonne. En 2020, il a été élu conseiller municipal du XIIIème arrondissement de Paris.

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