Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

Entretien avec Gérard Araud : « La souveraineté a toujours été limitée, mais ma conviction c’est qu’elle l’est encore plus aujourd’hui »

Propos recueillis par Mathieu Baudier le 14 novembre 2019

Né en 1953 à Marseille, Gérard Araud est une personnalité marquante non seulement de sa génération, mais aussi probablement dans l’histoire de la diplomatie française. Ancien ambassadeur de France en Israël (2003-2006), auprès de l’ONU (2009-2014), aux États-Unis (2014-2019), et un des principaux artisans de la mise en œuvre des positions françaises sur le dossier du nucléaire iranien, il a su combiner, au long d’une carrière diplomatique qui couvre quatre décennies, un impeccable professionnalisme avec des convictions ancrées et patiemment expliquées.

Entamant désormais une nouvelle phase de sa vie professionnelle, il a récemment publié un récit commenté de sa carrière au Quai d’Orsay : « Passeport Diplomatique » (Editions Grasset, 2019). On y retrouve à la fois une vue de l’intérieur du Ministère des Affaires Étrangères et une réflexion de fond sur les mécanismes et les approches qui doivent fonder une politique étrangère efficace.

Lors d’un entretien téléphonique transatlantique, nous lui avons demandé son éclairage sur le thème de la souveraineté, en explorant tout d’abord certains cas concrets qu’il a suivis de près, en prenant ensuite un peu de hauteur théorique, et en évoquant enfin les débats purement français sur le sujet.


Monsieur Araud, vous avez, au cours de votre carrière, été affecté à plusieurs postes diplomatiques sensibles. Commençons par Israël. Est-ce que vous diriez que Israël a la souveraineté sur les Palestiniens, en tout cas ceux de Cisjordanie ?

Ne faisons pas du juridique. Si l’on s’en tient à la définition juridique de la souveraineté, la réponse est non, les territoires occupés sont des territoires occupés, Israël doit se comporter selon les Conventions de Genève pertinentes. Cela étant, Israël ne respecte pas les Conventions de Genève. Les implantations, la politique de colonisation, sont une violation manifeste du droit international, et dans les faits, Israël exerce sa souveraineté sur la Cisjordanie sans respecter ces limites juridiques théoriques.

Parlons maintenant de l’ONU, auprès de laquelle vous avez représenté la France. Celle-ci est censée incarner la communauté internationale. Considérez-vous que le concept de communauté internationale soit effectif ? Existe-t-il une telle communauté internationale ?

Védrine dira : ça n’existe pas ! Ce que nous avons aujourd’hui c’est une aspiration de la plupart des pays du monde à affirmer et défendre leur souveraineté. Pour beaucoup de pays du monde, les notions de droits de l’Homme ou de droit d’ingérence ont été des artifices utilisés par l’Occident pour poursuivre ses propres objectifs égoïstes. On invoquait les droits de l’Homme pour Cuba et l’Irak mais pas pour l’Arabie saoudite, c’est la question du double standard, etc. Vous avez en plus des grands pays comme l’Inde, la Chine ou le Brésil qui sont des puissances émergentes – la Chine a déjà émergé, l’Inde aussi – et qui donc sont d’autant plus revendicatives de leur indépendance nationale, de leur souveraineté. Aux Nations Unies, à l’Organisation, vous avez un cri général, un cri majoritaire en tout cas, sur le thème : « ne touchez pas à ma souveraineté nationale ». Vous allez donc dire : « il n’y a pas de communauté internationale ». Cela étant, il y a des sujets – et je crois qu’il y en aura de plus en plus – où les pays sont obligés de se dire : « nous devons travailler ensemble ». Le meilleur sujet évidemment c’est le changement climatique, avec la COP 21 où tous les États du monde se sont mis d’accord en disant : « bon, il faut qu’on travaille ensemble ». Mais si vous regardez la COP 21 vous voyez que ça a été un succès seulement parce que les Français ont dit : « c’est un engagement général mais chaque pays décidera par lui-même de ses objectifs et de la manière d’atteindre ces objectifs, ensuite, au niveau global nous ne ferons, d’une certaine manière, que suivre ces engagements qui sont des engagements nationaux ». Mentionnons aussi les médias sociaux, les opinions publiques, qui partout réagissent de manière comparable. En définitive ça dépend de ce que l’on met derrière le terme de « communauté internationale ». Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il y a une opinion publique internationale. Il y a l’hommage du vice à la vertu, c’est-à-dire que les États sont obligés de dire certaines choses et de ne pas en dire d’autres. Il y une classe moyenne qui se développe partout dans le monde, et cette classe moyenne partage plus ou moins les mêmes aspirations, à la qualité de vie, à la qualité du climat, à la qualité de l’éducation, à la qualité de la santé, et aussi, d’une certaine manière, à la démocratie. Là encore cela dépend de ce que l’on met derrière…

Je poursuis la réflexion sur l’ONU. Au fond, ne peut-on pas dire que seuls cinq pays sont véritablement souverains ? Je pense évidemment aux cinq États membres permanents du Conseil de Sécurité, avec droit de véto, qui, au titre du chapitre 7 de la Charte des Nations Unies, peuvent décider d’intervenir dans un autre pays.

Théoriquement, vous avez raison. Mais les cinq en question sont rarement d’accord ensemble. En particulier, ils ne sont quasiment jamais d’accord pour porter atteinte, précisément, à la souveraineté d’un autre pays. Les Russes et les Chinois n’acceptent jamais que l’on porte atteinte à la souveraineté nationale d’un pays. Dans l’histoire des Nations Unies ça s’est fait très rarement. Le seul exemple c’est l’Irak en 1991, avec la résolution 678, mais parce que l’Irak lui-même avait envahi un autre pays. Si vous regardez le Kosovo en 1999, l’intervention s’est faite sans l’accord des Nations Unies car la Russie s’y opposait. Dans le cas de l’Irak en 2003, la France s’y opposait, comme d’ailleurs la majorité du Conseil. Par ailleurs, on peut émettre une résolution sous le chapitre 7, mais puisqu’il n’y a pas d’armée des Nations Unies cette résolution peut être totalement ignorée par le reste des pays du monde, sauf si un membre du Conseil décide de faire la guerre lui-même. De nouveau, cela n’est arrivé qu’en 1991. Le dogme fondateur des Nations Unies c’est le respect de la souveraineté nationale. C’est une exigence de tous les États membres, dont la Russie et la Chine se font les porte-paroles. Pourquoi ? D’abord parce qu’ils ont une vision des relations internationales qui ne prend pas en compte les valeurs. Mais aussi parce qu’eux-mêmes, du fait de leurs problèmes territoriaux – le Tibet pour la Chine, les républiques du Caucase pour la Russie – peuvent craindre qu’un jour on se tourne vers eux. Ils sont d’autant plus attachés à ne pas porter atteinte à la souveraineté nationale.

J’en viens aux États-Unis. Pensez-vous que les États-Unis aient gagné en souveraineté depuis l’élection de Donald Trump ?

Vous savez, les États-Unis ont toujours été le pays archi-souverain. La relation des États-Unis avec le multilatéralisme, chez les Républicains comme chez les Démocrates, a toujours été lointaine. Les États-Unis se vivent comme au-dessus du système international. C’est l’image de Gulliver entravé. Gulliver ne veut pas être entravé, il juge qu’il est exceptionnel. L’exceptionnalisme américain, c’est Madeleine Albright, qui n’est pas une Républicaine, qui l’avait cité. Dans mes contacts avec les Américains, cet exceptionnalisme il est démocrate. A l’époque de Clinton, j’ai souvent entendu dire : « oui, mais nous nous sommes différents ». C’est sous Clinton que les États-Unis ont refusé la Cour pénale internationale, le Traité d’interdiction des essais nucléaires et le Traité d’interdiction des mines anti-personnel. Les États-Unis sont souverains, l’ont toujours été, et je ne pense pas que Trump y change quoique ce soit. On est souverain soit poliment soit brutalement. En général, les Républicains le sont brutalement. Ils diminuent leur contribution financière aux Nations Unies, ils refusent de ratifier des conventions, comme la convention sur le droit des personnes handicapées. Ils ont quand même réussi à refuser ça ! Mais, je le répète, sous les Démocrates ce n’est guère différent. Les États-Unis, comme la Chine et la Russie, veillent à ce que les Nations Unies ne s’intéressent pas aux sujets qui leur sont vraiment chers. Par exemple, les États-Unis, qu’il s’agisse des Républicains ou des Démocrates, n’accepteront jamais que le dossier du conflit israélo-palestinien soit vraiment confié aux Nations Unies. Il en va de même pour la Chine avec le Sri Lanka ou le Myanmar ou pour la Russie avec la Syrie et l’Ukraine. La logique des grandes puissances a toujours été là. Finalement, on a laissé les Nations Unies s’occuper des conflits qui n’intéressent personne. Cela étant, les conflits qui n’intéressent personne peuvent coûter la vie à des millions d’êtres humains, comme la République Démocratique du Congo, où je suis allé trois fois en tant que membre du Conseil de Sécurité, et qui est une tragédie absolue, où des centaines de milliers d’hommes ont perdu la vie et des dizaines de milliers de femmes ont été sauvagement violées.

Passons à un niveau plus théorique. Quelle serait votre définition de la souveraineté ?

Je peux vous donner la ou les définitions du droit international. Mais au fond, ayons du bon sens, la souveraineté désigne la capacité qu’a le gouvernement d’un pays de prendre les décisions qui concernent ses affaires intérieures et extérieures, de contrôler ces affaires. La souveraineté n’est jamais pure. Tous les pays, y compris les États-Unis, lorsqu’ils prennent une décision, doivent tenir compte d’autres pays. Ils doivent tenir compte d’une opinion publique internationale. Dès que vous dites souveraineté vous devez dire limitation de cette souveraineté. Evidemment, la limitation de la souveraineté n’est pas la même si l’on est le Luxembourg ou les États-Unis. Chaque pays doit tenir compte de ce qui se passe au-delà de ses frontières. En Europe occidentale, nous avons la chance que les gens au-delà de nos frontières n’ont pas envie de nous envahir, ce qui n’est peut-être pas le cas ailleurs. La souveraineté a toujours été limitée mais ma conviction c’est qu’elle l’est encore plus aujourd’hui. Tout le monde aujourd’hui, par exemple, dépend du cyberespace mais par qui celui-ci est-il contrôlé ? On peut citer d’autres sujets transnationaux comme le changement climatique et, bientôt, l’intelligence artificielle, qui échappent au contrôle d’un seul État et même au contrôle des seuls États-Unis. La Chine a d’ailleurs créé son propre réseau internet parce qu’elle s’est rendue compte que si elle ne le faisait pas, sa souveraineté était réduite dans un champ où elle n’accepte pas qu’elle le soit, c’est à dire celui du contrôle de sa population.

La question de la souveraineté oppose deux approches importantes de la théorie des relations internationales, les réalistes d’un côté et les libéraux ou les idéalistes de l’autre. Cette opposition n’est-elle pas réductible à une différence entre analyse positive – ce qui est – et analyse normative – ce qui devrait être ? Vous-même vous définissez souvent comme réaliste, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Je suis d’accord avec vous. C’est la différence entre descriptif et prescriptif. Si l’on regarde le cas de l’Ukraine, on est d’accord pour dire que Poutine a tort, mais analysons la situation à partir de la réalité. Quand je dis que les Européens ou, plus largement, les Occidentaux ne se battront pas pour l’Ukraine, ce n’est pas prescriptif, c’est un fait. Nous n’enverrons pas nos soldats en Ukraine. Nous devons partir de cette réalité. C’est en cela que je suis un réaliste. Je vois des gens devant moi qui hurlent en disant que c’est du cynisme. Non, j’ai des valeurs comme toute personne, mais j’ai une vision tragique de l’histoire et des êtres humains et je sais ce que les êtres humains, les pays, sont capables de faire ou pas. On peut trouver totalement scandaleux, comme l’écrivent certains, que les Français ne veuillent pas mourir pour l’Ukraine, mais c’est un fait. C’est à partir de là qu’on peut définir une politique sur l’Ukraine. De même, aux gens qui disent que l’Ukraine doit faire ce qu’elle veut, je réponds qu’elle ne peut pas, parce qu’elle est dans une position d’infériorité militaire vis-à-vis de la Russie, qui a ce qu’on appelle en bon jargon « escalation dominance ». Peut-être parce que je suis un scientifique de formation, je pars toujours de l’analyse de la situation, c’est cela mon réalisme : circonscrire d’abord le champ des possibles puis éventuellement l’élargir pour le faire rencontrer l’intersection avec le champ des souhaitables. Mais un champ des souhaitables qui ne tienne pas compte des possibles, ça flatte notre vertu mais ça n’a aucune incidence.

Dans votre livre, vous mentionnez souvent le choc des intérêts, nationaux ou en tout cas des entités qui s’activent dans l’arène internationale. Quel est cet intérêt qui anime les acteurs ?

C’est là la faiblesse de la théorie réaliste. Celle-ci part de l’idée que l’on a des intérêts rationnels, définis par chaque acteur, qui défendent ces intérêts de manière rationnelle. Quand on est un praticien des relations internationales, on voit très rapidement le problème. On se rend compte que son propre pays, en réalité, définit ses intérêts, non pas de manière irrationnelle mais à partir d’éléments qui sont irrationnels. Prenons l’exemple du Liban. Je vais peut-être vous choquer mais je me suis toujours demandé pourquoi la France, depuis la guerre civile, dépensait une telle énergie, un tel capital politique, d’ailleurs de manière assez inefficace, pour essayer de résoudre ou de contribuer à la résolution de la crise libanaise, ce qui me parait totalement démesuré par rapport à nos intérêts. Au Liban, nous ne définissons pas nos intérêts à partir d’éléments matériels mais, à cause de l’histoire, à cause d’éléments irrationnels, l’opinion publique française juge que le Liban fait partie des intérêts nationaux de la France. Cette faiblesse de la théorie réaliste est aussi manifeste dans le cas de la Russie. Quel est l’objectif de Poutine ? Si son objectif est d’améliorer la position géopolitique de son pays, on peut comprendre, qu’on soit pour ou contre, qu’il juge que l’Ukraine ne doit pas être dans l’OTAN ou dans l’Union européenne. Il y a là une forme de rationalité. Mais si, inversement, à cause du passé russe, il veut reconstituer la Russie impériale, alors on tombe dans l’irrationalité. La définition de l’intérêt ne peut donc se fonder seulement sur un critère de rationalité comme le voudrait la théorie réaliste. Qui plus est, l’intérêt peut changer selon celui qui est à la tête du pouvoir. La préservation du régime peut aussi compter parmi les intérêts définis par un pouvoir. Cela étant, de façon générale, on peut tout de même dire qu’un intérêt demeure toujours en arrière-plan : la sécurité du pays. La notion de sécurité, au sens premier du terme, reste un élément essentiel pour les États. Pour la Chine par exemple : quand on regarde ses frontières on peut comprendre ses angoisses. Pour la Russie aussi. Ici en Occident on a du mal à le comprendre. Du fait de notre histoire marquée par les deux guerres mondiales, nous, les Européens, avons pris une autre voie pour définir notre sécurité qui a été la construction européenne. Quant aux Américains, ils n’ont jamais connu cette angoisse car ils ont l’immense chance d’être situés entre les poissons et les poissons, comme disait Bismarck, et entourés au nord et au sud par des pays faibles.

Cette particularité occidentale n’a-t-elle pas disparu avec le terrorisme ? On peut le penser en regardant les efforts militaires déployés par les États-Unis ou la France après avoir été frappés par le terrorisme.

Il y a une spécificité, en Europe, de la France et du Royaume-Uni. On ne s’en rend peut-être plus compte dans le cas du Royaume-Uni car ce pays est autocentré depuis trois ans à cause du Brexit et parce que sa participation à l’expédition en Irak en 2003 a été extrêmement traumatisante à la fois pour l’opinion publique britannique qui y était opposée et pour la classe dirigeante et l’armée qui n’y ont joué qu’un rôle humiliant de supplétifs malgré leurs efforts couteux. Quoiqu’il en soit, on a là deux pays qui, du fait de leur histoire là-aussi, sont encore prêts à utiliser la force. Cela étant – je l’ai dit à Emmanuel Macron quand il était candidat – je pense que nous avons trop militarisé notre politique étrangère. Je suis par exemple extrêmement sceptique sur la nécessité que nous avions d’aller au Sahel et je suis très inquiet sur l’avenir de cette opération.

En France, on évoque parfois le débat qui anime le milieu de la politique étrangère entre les « néo-conservateurs » et les « gaullo-mitterrandiens », ou « Villepino-Védrinistes » pour reprendre l’expression proposée par Joseph Bahout dans un précédent entretien avec le Cercle Agénor. Dans votre livre vous dites qu’on vous a parfois taxé de « néo-conservateur ». A vous écouter pourtant, on peut être surpris. Comment expliquez-vous cette réputation ?

Le « gaullo-mitterrandisme » était marqué, il faut bien le dire, par une solide dose d’anti-américanisme. Or, je n’ai jamais été anti-américain. J’ai beaucoup de scepticisme, de critiques vis-à-vis des États-Unis mais je considère que nous appartenons à la même aire civilisationnelle. De plus, je suis arrivé à la maturité professionnelle à un moment où la Guerre froide était finie et où les préoccupations étaient tout à fait différentes. Dans le cadre de la lutte contre la prolifération on était conduit à travailler avec les Américains et le fait que j’ai travaillé avec eux explique qu’on m’y ait assimilé. J’étais aussi favorable à une politique de fermeté vis-à-vis de l’Iran, qui ne faisait pas l’unanimité au Quai d’Orsay. J’ai dû me battre pour maintenir cette ligne. Ajoutons à cela que j’ai servi en Israël et ne suis pas anti-israélien. Il était ainsi facile de me qualifier de « néo-conservateur », ce que je ne suis pas.

Était-ce une façon de vous disqualifier ?

Totalement. C’est en effet un qualificatif qui disqualifie. Mais c’est de bonne guerre.

Plus largement, que pensez-vous de ce débat, de ce clivage ? Est-il d’ailleurs pertinent pour rendre compte des tendances actuelles de la réflexion, en France, sur les relations internationales ?

Non, je ne pense pas. C’était le débat des années 2000, peut-être jusqu’en 2015. On est sorti de là et rentré dans une nouvelle ère. On le voit bien dans l’entretien du Président de la République avec The Economist, le débat pertinent aujourd’hui oppose Europe et nation. C’est une projection du débat interne à notre société entre, disons, « globalistes » et « nationalistes ». En Europe, le globalisme est assimilé à l’Union européenne. Il y a un vrai débat, une vraie problématique là derrière, qui concerne la décision démocratique. Avez-vous lu l’ouvrage de Yascha Mounk « Le peuple contre la démocratie » ? Je vous conseille, c’est intéressant. Il faut écouter les gens qui disent « nation contre Europe », qui ne regroupent pas seulement l’extrême-droite mais aussi des anti-européens comme Hubert Védrine. Il faut les écouter d’abord parce que 35 ou 40% de la population semble les suivre, mais aussi parce qu’ils posent de vraies questions sur la démocratie, c’est-à-dire sur le transfert d’un certain nombre de décisions vers des corps qui ne sont pas élus, et le malaise que cela crée. La nation est encore le cadre qui reste pour permettre l’expression d’un corps politique. Au sein de l’Union européenne, d’un côté on a un Parlement européen qui n’a pas réussi à trouver sa légitimité démocratique – là encore c’est un fait, c’est descriptif, pas prescriptif – et de l’autre une Commission qui reste assez technocratique. Cette critique ne vaut pas seulement pour le cadre européen. Depuis vingt ou trente ans, on a transféré énormément de pouvoirs de décision soit à des organes comme le Conseil constitutionnel ou des tribunaux, soit à des commissions ou des autorités indépendantes, pouvoirs qui du coup échappent au contrôle démocratique. Par sa structure même, l’Union européenne fait partie de ce malaise. La question qui va se poser maintenant c’est l’équation de notre Président. Il a tout misé sur un nouvel élan européen et la coopération avec l’Allemagne, mais l’Allemagne ne donnera rien. Elle profite du statu quo et je la comprends. C’est un pays vieillissant, qui a besoin de surplus commerciaux qui certes déstabilisent l’économie européenne, et elle profite de la Zone euro de façon extraordinaire. Pourquoi changer les choses ? Macron est dans une impasse. Revenons un peu en arrière. Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron était entouré de gens qui lui disaient de passer outre la règle budgétaire des 3% et les réticences allemandes. Lui a dit : « non, il n’en est pas question, il faut que l’on soit crédible ». Ensuite il y a eu le discours de la Sorbonne… Mais il faut bien dire qu’en face il n’y a rien : le budget européen est une blague, il n’y a toujours pas d’Union bancaire, tandis qu’un silence de mort règne à Berlin, si ce n’est pour l’envoyer balader, par exemple lorsque AKK [Annegret Kramp-Karrenbauer, présidente fédérale de la CDU, devenue depuis ministre fédérale de la Défense, ndlr] a dit que la France devait donner son siège au Conseil de Sécurité. Tout cela met Macron dans une très mauvaise position politique. Au-delà du coup de gueule exprimé dans l’entretien avec The Economist, je ne sais pas comment le réaliste, le pragmatique, qu’il est va réagir. N’oublions pas en tout cas qu’il a débuté sa carrière politique à 16 ou 17 ans chez Chevènement…

Le Président Macron s’est dit favorable à la « souveraineté européenne ». Pensez-vous qu’il croie vraiment à ce slogan, lui qui ne semble pas prêt au grand saut fédéral ? En définitive, souveraineté nationale et souveraineté européenne sont-elles compatibles ? Peut-on vraiment partager la souveraineté ?

Le mot n’est peut-être pas heureux car nous sommes dans une période de crispation identitaire et nationaliste. C’est un peu comme jeter, pour rien, de l’huile sur le feu. D’un point de vue conceptuel ça n’a pas non plus beaucoup de sens. Du point de vue de la réalité, je pense qu’il y a un niveau de souveraineté nationale, par exemple sur les sujets de défense ou beaucoup de sujets locaux, mais qu’aucun pays n’est totalement souverain. Pour nous les Européens, si nous voulons garder une souveraineté dans certains domaines transnationaux, comme la biodiversité, le changement climatique, le commerce, la sécurité informatique, la fiscalité des grandes entreprises, les technologies de surveillance, ou l’intelligence artificielle, nous ne pouvons prendre la décision qu’au niveau européen. En ce sens, c’est le niveau de la souveraineté dans ces domaines. Au fond, le problème est moins le choix du terme que l’absence de son explication. En conséquence, toute une partie de la France se crispe, en pensant que le drapeau tricolore va disparaitre au profit du drapeau bleu étoilé. C’est la même chose quand Macron parle d’armée européenne, ce que je trouve d’une extraordinaire maladresse. Il n’y aura jamais d’armée européenne à proprement parler, avec un soldat français qui défile à côté d’un soldat allemand, ou un régiment avec un bataillon français et un bataillon allemand. Ça ne peut pas marcher. Parler d’armée européenne c’est faux dans les faits, et c’est agiter un chiffon rouge en face de tous les nationalistes de la terre, et Dieu sait s’il y en a, y compris dans notre pays.

Crédits photographiques : Gérard Araud

Mathieu Baudier

Mathieu BAUDIER, cofondateur du Cercle Agénor, est ingénieur indépendant à Berlin. Diplômé de l'École Centrale Paris (option Mathématiques Appliquées, 2001) et de l'Académie Diplomatique de Vienne (MAIS, 2009). Ancien membre du Comité Scientifique de l'Institut des Démocrates Européens. Ses sujets de recherche et d'expérimentation sont le logiciel libre, les systèmes dynamiques complexes, et les conflits inter-communautaires dans le voisinage oriental de l'Europe.

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