Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

Entretien avec Denis Badré : « Si tu veux que ton sillon soit droit, oriente ta charrue vers une étoile »

Propos recueillis par Mathieu Baudier, le 2 mai 2016

Né en 1943 à Pontarlier, Denis Badré est le Maire MoDem de Ville-d’Avray, dans les Hauts-de-Seine, une fonction qu’il occupe depuis 1995. Entre 1995 et 2011, il fut également Sénateur. En tant que Vice-Président de la Commission des affaires européennes du Sénat et membre des délégations parlementaires auprès du Conseil de l’Europe et de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) , il a acquis une solide connaissance des institutions européennes. Pro-européen convaincu, il est aujourd’hui encore membre du bureau du Mouvement Européen – France, une association engagée en faveur de la construction européenne dans une perspective fédérale.


Quelles sont les grandes questions internationales qui vous préoccupaient quand vous vous êtes engagé en politique ?

Alsacien ayant grandi à Colmar dans les années qui ont suivi la guerre, je conserve très présent à l’esprit le souvenir de villages rasés par les combats de la libération et de familles durement frappées par l’occupation allemande. Je me suis toujours senti Français, bien sûr, mais en même temps Européen et Rhénan. « Le » Fleuve était pour moi le Rhin beaucoup plus que la Seine ou toute autre rivière exclusivement française. Et Gutenberg ou Erasme ont très tôt figuré dans mon panthéon personnel.

J’ai vite compris qu’on ne pouvait accepter comme une fatalité le retour régulier de conflits toujours plus horribles avec nos voisins. La construction européenne était évidemment « la » solution. Et il m’apparaissait tout naturel qu’elle soit engagée à partir d’initiatives de frontaliers comme le Franco-allemand Schuman, l’Italo-tyrolien de Gasperi, des Belges ou des Luxembourgeois. En première ligne dans les conflits, ils mesuraient mieux que d’autres l’intérêt de faire disparaitre ces frontières qui ont dramatiquement opposé nos peuples. Ils savaient intimement combien, pour les uns comme pour les autres, il serait difficile de pardonner, mais ils avaient également perçu comme une évidence que là était le seul chemin praticable pour construire une paix durable. L’impérieuse nécessité de la construction européenne est dans mes gènes. Elle constitue certainement une exigence qui m’a poussé à m’engager activement en politique.

Quels sont les thèmes qui vous étaient les plus chers quand vous étiez au Conseil de l’Europe ?

Alors que, 16 ans durant, j’ai exercé les fonctions de rapporteur spécial pour les affaires européennes de la Commission des Finances du Sénat, il m’était apparu essentiel d’équilibrer cette responsabilité vraiment concrète dans les affaires économiques et sociales de l’Union par un engagement sur les Valeurs dont nous ne devons pas oublier qu’elles sont et doivent rester au cœur de sa construction. J’ai donc été comblé en ayant la possibilité d’être l’un des représentants du Sénat français au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (l’APCE), celle de la Grande Europe, celle de la démocratie, de l’Etat de droit et des droits de l’homme, à Strasbourg !

A ce titre, j’ai eu l’occasion de remettre au Premier Ministre un rapport assorti de propositions susceptibles d’être avancées par la France sur les relations entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, avec en particulier un chapitre sur les grandes complémentarités existant entre la Cour de Justice de l’Union, à Luxembourg, et la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg. La France, comme la plupart des membres de l’UE, ne valorise pas suffisamment le Conseil de l’Europe, pourtant installé sur son sol. Les grands pays, non membres de l’Union, comme la Russie et la Turquie y occupent alors d’autant plus de place, mais en y apportant sur les valeurs de la Charte un regard qui n’est pas toujours le nôtre… Ceci pose problème. Par ailleurs, l’APCE, offrant aux représentants des Parlements nationaux une vraie vie d’Assemblée, est une enceinte exceptionnelle pour développer une diplomatie parlementaire utile. Les parlementaires y parlent entre eux. Des liens se nouent. On peut très vite y dépasser les limites qui encadrent habituellement les relations diplomatiques officielles entre Etats. Combien de fois nous est-il arrivé d’échanger de manière informelle mais passionnante avec nos collègues russes, ukrainiens, turcs, avec ceux des pays des Balkans ou du Caucase, sans que cela soit vraiment valorisé de manière utile à d’autres niveaux ? Un tel réseau ne doit pas être sous-estimé.

J’ai eu également l’occasion de m’investir beaucoup sur des sujets de fond, évidemment majeurs pour l’avenir de l’Europe et pour la paix dans le monde, en travaillant sur tout ce qui touche au « dialogue interreligieux », ou en présentant devant l’Assemblée un rapport particulier sur la question délicate de « l’universalité des droits de l’homme ». Je me suis enfin passionné pour les politiques de voisinage, ceci valant pour les pays du sud comme pour ceux de l’est de l’Union. Pour ces derniers, il faut noter que les pays concernés par le Partenariat oriental proposé par l’UE sont déjà membres du Conseil de l’Europe, auquel pourrait donc être confiée très simplement une partie des travaux, notamment ce qui porte sur les valeurs. Il faut aussi noter que le débat sur une éventuelle adhésion de la Turquie à l’UE n’a jamais vraiment pris en compte le fait que ce pays est membre du Conseil de l’Europe. J’ai même vécu un semestre au cours duquel la Turquie présidait le Conseil de l’Europe alors qu’un parlementaire turc en présidait l’Assemblée…

J’ai été amené à participer au titre de l’APCE à des missions porteuses de signification, en Géorgie, en pleine crise avec la Russie, avec visite en Ossétie du Sud et rencontre avec le Président Saakachvili, ou encore à Chypre. J ’ai également représenté l’Assemblée du Conseil de l’Europe à Lisbonne pour une Conférence de l’Alliance des Civilisations du Président Sampaio sur le Printemps arabe et la démocratie. Avec un groupe de collègues, nous avons, plus généralement, imaginé et fait consacrer par l’Assemblée le statut de « Partenaire pour la démocratie » établi pour ancrer auprès de l’APCE les Parlements de pays désireux de rejoindre le Conseil comme membres associés, sans pouvoir encore être agréés comme tels. Cette procédure nous a permis de développer de manière tout à fait passionnante des relations originales fondées sur des engagements à progresser sur les valeurs de notre Charte, avec les parlements du Maroc, de la Tunisie ou de l’Autorité palestinienne par exemple.

Quels sont les enjeux internationaux actuels qui vous semblent prioritaires sur le moyen et le long terme ?

Je viens d’évoquer la question des dialogues interreligieux et interculturel et n’y reviens ici que pour souligner que l’avenir du monde dépendra largement de la capacité des hommes à se parler et à travailler ensemble. Sachant qu’il y aura toujours et partout des intégristes pour s’opposer à toute construction de ponts et pour prôner le repli de chacun derrière les murs de sa communauté, tout ce qui sert l’ouverture vers l’autre doit être systématiquement favorisé. Il y faudra beaucoup d’hommes d’espérance, et une ferme volonté politique chez nos dirigeants. Cette question est vitale aussi bien, évidemment, au Proche-Orient qu’en Afrique ou dans les pays ravagés par l’économie de la drogue, comme la Colombie ou l’Afghanistan… Elle est également essentielle, à d’autres titres, entre la Russie et l’UE ou la Chine. Et je ne parle pas des progrès que les Etats-Unis eux-mêmes pourraient faire dans leurs relations avec presque tous leurs partenaires.

Derrière la nécessité de sauver, de restaurer ou de construire une meilleure convivialité entre les Etats et entre les hommes, les principaux problèmes à traiter aujourd’hui dans le monde touchent, à mon sens, à la pauvreté et aux inégalités des conditions de développement. Pour beaucoup d’hommes et de femmes privés d’eau potable, de nourriture, d’accès aux soins ou à l’éducation, des libertés et des droits humains les plus élémentaires, parler de développements durable reste un luxe tant qu’il n’y a pas de développement immédiatement envisageable. Cette situation est le terreau de toutes les guerres. Elle encourage toutes les formes de dumping social ou économique comme tous les trafics d’armes, de drogues ou d’êtres humains. La plupart des conflits, obscurs ou non, y prennent corps.

Quelle place voyez-vous pour l’Union européenne dans le monde ?

Lorsque le Prix Nobel de la Paix a été décerné à l’Union européenne, les esprits éternellement chagrins ont critiqué un geste qui leur semblait complètement hors de saison, « en un temps où l’Europe affame les Grecs et impose à ses citoyens des disciplines trop dures », disaient-ils.

D’autres, plus objectifs, ont reconnu que la paix régnait entre les pays de l’Union et que l’attribution de ce prix n’était donc pas absurde. Il est vrai également que l’UE et ses Etats-Membres ont pris l’habitude de se mobiliser sur les grands théâtres de conflits, ce qui manifeste leur volonté de servir la paix également hors des frontières de l’Union. Ceci vient encore légitimer la décision des Nobel.

Allant plus loin, je donne, personnellement à ce Prix un sens plus profond encore, en soulignant que la construction européenne constitue, en elle-même, une démarche de paix. Lorsque les ennemis d’hier se tendent la main, la paix est en marche. La réconciliation entre la France et l’Allemagne est le plus beau des gestes de paix, le plus beau car, sans doute l’un des plus difficiles, le plus beau car, mais cela dépendra de nous qu’il le reste, le plus porteur d’avenir, d’espérance et d’humanité.

De mes contacts hors de l’UE, j’ai toujours retiré l’impression que, dans et pour le monde « L’EUROPE EST PAIX » ! Même si beaucoup d’Européens refusent de le voir, il y a une réelle attente d’Europe dans le monde. Et c’est bien entendu l’Europe symbole de paix qu’attend le monde, bien plus qu’une Europe-Puissance ou un Marché unique. Il faudrait que les Européens eux-mêmes, excessivement préoccupés de leurs difficultés de riches, en prennent conscience pour retrouver toute la saveur du Projet européen.

Dès qu’on prend du recul, on en revient en effet à l’idée selon laquelle l’Europe a fondé sa construction sur les valeurs. Pour donner corps à cette construction visant les valeurs, il a fallu enraciner la démarche dans le quotidien et le monde, donc apprendre aux hommes à travailler ensemble. D’où le marché unique, l’Euro ou la politique agricole commune, qui sont donc, en réalité, des instruments au service d’une construction porteuse d’une toute autre signification. « Si tu veux que ton sillon soit droit, oriente ta charrue vers une étoile », dit le proverbe. La charrue tenue par les hommes, souvent dans la douleur, est un instrument dont la mise en œuvre prend sens dès lors qu’elle appelle à la transcendance, en visant l’étoile.

En 1981, Pierre Uri remarquait déjà que « l’Europe a plus de réalité vivante vue du dehors qu’aux yeux de ses propres citoyens ». Et il ajoutait que « plus la Communauté œuvrera pour le monde, plus elle apparaitra proche à ses propres citoyens : une Europe sensible au cœur. »

Vaclav Havel avait impressionné le Sénat français en affirmant en 1999 que « L’Europe n’a aucune leçon à donner au monde, mais simplement un message universel d’Espérance à lui adresser : on peut revenir de l’enfer ! » J ’ai pu vérifier la portée de ce message lors de la mission que j’ai effectuée avec des collègues parlementaires de plusieurs pays d’Europe à la demande de Caritas-Colombie dans ce pays ravagé par la violence. Pour tous ceux qui essaient de lui redonner un avenir, l’Europe représente beaucoup plus qu’un continent parmi d’autres.

En 1950, dans un monde qui revenait de loin, la construction européenne était un projet de paix et de liberté. C’est bien ce qui a séduit et entrainé alors les jeunes. C’est ce projet qui a mobilisé ensuite les peuples d’Europe centrale et orientale rejetant Moscou. Aujourd’hui, la paix, chez nous, semble acquise. A tort, sans doute, sa conquête n’y passionne plus les foules. Mais ce n’est pas le cas général dans le monde. Reprenant l’expression du Pape Paul VI disant que « la paix, c’est le développement », nous pouvons nous demander si l’actualisation du projet des années 1950 ne devrait pas pousser l’UE à proposer un grand projet de développement pour le monde. Qui d’autre serait mieux qualifié pour le faire ? N’est-ce pas ce que recouvre cette « attente d’Europe », latente mais bien réelle, dans un monde exténué de pauvretés ? N’y aurait-il pas là matière à relancer la construction européenne sur un projet susceptible de séduire à nouveau les jeunes … et les moins jeunes ?

Quelle est selon vous la spécificité de la perspective centriste sur les relations internationales ?

Le qualificatif « centriste » a été bien galvaudé et reste banalement fade. La « démocratie chrétienne » a trouvé ses limites. S’exprimer en se disant « humaniste » peut sembler prétentieux. Même si cela me pousse à m’élever également au-dessus de ma condition, je préfère finalement tenter de voir ce qu’un regard « personnaliste » peut apporter à l’homme de bonne volonté engagé en politique.

Le monde ne se crée pas tout seul. Sa création se poursuit, bien ou mal, jour après jour, par l’action de l’homme, avec l’homme pour finalité.

La société des hommes prend figure humaine dès lors que sa création privilégie la construction de liens sociaux. La cité, nos Etats, l’Union européenne sont fondés sur le développement de tels liens et de solidarités. Les appels à une gouvernance mondiale témoignent d’un manque et d’un besoin de régulation ou d’organisation des relations sociales, économiques, diplomatiques ou autres entre les hommes.

Le patriotisme peut être une valeur s’il lie des hommes et des femmes pour construire leur patrie. Mais, dès lors qu’ils s’unissent contre les autres, les poisons du nationalisme sont à l’œuvre.

Aujourd’hui, on voit dans le développement des communautarismes un chemin vers une atomisation de la société en sous-groupes fermés, donc un vrai danger. Encore faut-il pousser un peu la réflexion. Lors d’une mission au Liban, je me suis fait aimablement reprendre par l’un de mes interlocuteurs qui appelait mon attention sur le fait qu’un pluricommunautarisme peut garantir une construction solide de la société, à la condition qu’il favorise le dialogue intercommunautaire. Le Liban voit coexister trois grandes Communautés religieuses. La Constitution prévoit que le Président de la République, le Premier Ministre et le Président du Parlement sont respectivement issus de chacune. Et ils sont appelés à gouverner ensemble. Le Président de la République, par exemple, doit être un chrétien, mais il est élu par tous et doit donc faire également campagne auprès des autres, dont il sera aussi le mandant. Cette organisation constitutionnalisée sert évidemment la cohésion du pays, du moins tant que n’apparaissent pas de déséquilibres entre les Communautés.

Les solidarités pour corriger des inégalités ou éviter les injustices sont une nécessité. Il reste cependant plus difficile encore de trouver ou de retrouver, en chaque temps et en chaque lieu, le chemin qui permet d’être ensemble et de faire ensemble. Pourtant c’est essentiel si l’on veut un « développement durable ». L’exemple de la réconciliation franco-allemande est éloquent et très précieux. C’est bien pourquoi faire vivre une relation apaisée, amicale et constructive avec nos voisins d’Outre-Rhin est si important. Nous portons ensemble de manière essentielle une coresponsabilité à l’égard de la construction européenne. On ne peut ni effacer, ni oublier… Et, sans doute, ne faut-il pas chercher à le faire. Les responsables de l’Eglise de Colombie insistent même sur le fait que s’il faut arriver à pardonner, il est, de plus, indispensable de passer par l’étape de la sanction et de la réparation pour construire une vraie réconciliation. Tourner la page et oublier est loin d’être la solution.

Même si ce n’est pas toujours évident, nous sommes donc appelés à être ensemble et à faire ensemble, mais en veillant toujours à rester respectueux de chacune et chacun et ouverts sur le monde !

Mathieu Baudier

Mathieu BAUDIER, cofondateur du Cercle Agénor, est ingénieur indépendant à Berlin. Diplômé de l'École Centrale Paris (option Mathématiques Appliquées, 2001) et de l'Académie Diplomatique de Vienne (MAIS, 2009). Ancien membre du Comité Scientifique de l'Institut des Démocrates Européens. Ses sujets de recherche et d'expérimentation sont le logiciel libre, les systèmes dynamiques complexes, et les conflits inter-communautaires dans le voisinage oriental de l'Europe.

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