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La personne, son monde intérieur et son action extérieure : une lecture en contrepoint du Personnalisme d’Emmanuel Mounier

La pensée d’Emmanuel Mounier, synthétisée dans son livre Que sais-je ? « Le Personnalisme1 », se construit autour de la distinction entre l’individu et la personne. On peut interroger cette distinction mais également les zones d’ombres qui entourent cette notion sur laquelle le personnalisme est construit : la personne.

L’individualisme, une étape préalable au personnalisme

Même s’il prend de nos jours une connotation négative, il faut rappeler que l’individualisme constitue une étape nécessaire et un progrès dans l’histoire du développement humain. Là où, pendant des siècles et des millénaires, l’identité de la personne était noyée et soumise à l’appartenance à une tribu, une communauté, un village ou une paroisse, membre d’une fratrie, d’un clan, d’une lignée auxquels son destin était lié, l’individu a progressivement cherché à s’affirmer avec son identité propre, son désir de forger son propre destin dans la société.

C’est sur la base de cette liberté reconquise que l’être humain peut se développer aujourd’hui en tant que personne, s’engager pour autrui, et peut-être inventer de nouvelles formes de communauté où, cette fois, il peut s’accomplir en tant que personne.

La persona

La philosophie de Mounier porte en son centre la personne humaine. Or il est étonnant de constater à quel point la personne est peu définie chez Mounier. Qui est ce « je » qui existe, communique, s’engage ? La Conscience que ce sujet a de lui-même, les motivations qui le poussent à l’action sont-elles aussi limpides que semble le présupposer Mounier ?

N’y a-t-il donc aucune ambiguïté à éclaircir avant d’échafauder tout un système philosophique qui repose sur cette notion de « personne » ?

« Qui suis-je ? » Ce mouvement d’introspection est pourtant le point de départ de toute recherche philosophique, du « Connais-toi toi-même » du temple de Delphes au « Va vers toi », « Lekh Lekha » en hébreu, qu’entend Abraham au seuil de son voyage vers sa terre promise… vers lui-même.

On lit entre les lignes une réticence de Mounier pour ce travail. Il ironise à quelques reprises sur la psychanalyse et son chapitre consacré à la « Conversion intime » évoque principalement la vie privée et le risque du vertige des profondeurs. Il n’évoque que brièvement la nécessité du recueillement pour se retrouver. Pudeur ou réticence ? Mounier semble voir quelque danger dans l’exploration intérieure et voit davantage dans l’engagement, l’action, l’affrontement, un révélateur de ce « je ».

Il est intéressant de se pencher sur le terme choisi par Mounier pour définir sa pensée, « le personnalisme ». Dans la tradition chrétienne, le concept aristotélicien de « personne » repris par Saint Thomas d’Aquin fait référence à « la substance individuelle de nature raisonnable », l’individu distinct de sa communauté et plus tard à « la conscience de soi ». En droit romain, c’est un concept juridique qui permet de distinguer un sujet de droit.

En revanche, le retour à la source étymologique de ce terme nous donne un tout autre éclairage : per-sonare (parler à travers). En effet, la « persona » désignait dans l’antiquité le masque que portaient les acteurs de théâtre. Ce masque donnait à l’acteur l’apparence du personnage qu’il interprétait et il permettait à sa voix de porter suffisamment loin pour être audible des spectateurs.

Exploration du soi

Cette idée de masque a été reprise par Carl Gustav Jung, qui oppose la « persona » (le masque social, le faux moi) et le véritable Soi, enfoui en chacun. « En chacun de nous existe un autre être que nous ne connaissons pas. Il nous parle à travers le rêve et nous voit bien différent de ce que nous croyons être. La clarté ne naît pas de ce qu’on imagine le clair, mais de ce qu’on prend conscience de l’obscur. Ce qu’on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l’extérieur comme un destin. »

Les sciences cognitives, confortées par de nombreuses expériences en psychologie, démontrent en effet que les mécanismes inconscients contrôlent la plupart des comportements, des émotions et des décisions des individus. C’est cette partie immergée de l’iceberg, cet inconscient inexploré, qui influe, plus souvent qu’on ne le pense, sur les décisions des personnes, des peuples, de leurs dirigeants et explique sans doute le chaos de certaines vies humaines, comme la difficulté de gouverner et de faire des choix collectifs.

Il n’est donc pas étonnant de constater qu’en ce début de XXIe siècle, les personnes se tournent de plus en plus vers des techniques et des spiritualités qui favorisent l’introspection et l’émergence du soi : Méditation de pleine conscience, Yoga, spiritualités orientales, reconnexion avec la Nature. Comme si l’humanité avait compris que ce retour sur soi était désormais la condition de son développement global.

Ce mouvement vers la nature intérieure de l’homme sera peut-être le préalable – et en tout cas il en est la condition – de l’émergence du personnalisme. Car il ne s’agit pas seulement par-là de comprendre ce « je » qui pense et agit et de le libérer de ses déterminismes et archétypes inconscients. Il s’agit aussi de le reconnecter, dans ses profondeurs, avec les forces qui permettront sa renaissance.

En effet, c’est aussi dans ce retour sur soi forcé, dans la prison, que sont nées les résistances et les renaissances les plus puissantes de l’humanité récente : Dietrich Bonhoeffer, Mandela, mais aussi les trois pères fondateurs de la réconciliation européenne : De Gasperi, Schuman et Adenauer qui furent tous trois détenus pendant la guerre. Dans l’obscurité de la prison, dans l’incapacité d’agir, ils ont fait l’expérience d’une conversion intérieure qui leur a permis d’opérer une révolution extérieure : celle du 9 mai 1950.

Le souci de la création

Une autre lacune de la pensée personnaliste de Mounier lorsqu’on la confronte aux défis que rencontre l’humanité en ce début de XXIe siècle, c’est le souci de la nature et la préservation de la création. Alors que les dérèglements climatiques menacent directement la survie de l’homme sur la planète, la pensée personnaliste ne semble pas avoir fait preuve de prophétisme en la matière. Mounier affirme que la personne « immerge la nature » et « transcende la nature ». Celle-ci est régie par des « phénomènes biologiques » et un « déterminisme » desquels la personne humaine, créatrice, devrait se libérer pour transformer cette nature. La nature, intérieure comme extérieure, devrait
être « domptée » : c’est ce que semble dire Mounier.

L’humanité aujourd’hui commence à comprendre, dans ses différents courants de pensée politique, philosophiques et spirituels, que la nature, intérieure comme extérieure à l’homme, devrait être non pas domptée mais plutôt « explorée » et « épousée ».

Crédits photographiques : Pierre-André Hervé


Johanna Touzel

Johanna TOUZEL est spécialiste des affaires européennes. Responsable du bureau de l’Institut des Démocrates Européens (Bruxelles) de 2019 à 2022, elle était auparavant rédactrice en chef d’Europe-Infos.eu, la revue mensuelle des épiscopats européens (COMECE) et des jésuites européens (JESC) (2006-2018). Johanna a notamment travaillé au Bundestag, au Parlement de Hongrie et au Parlement européen. Diplômée en Histoire des relations internationales et de l’intégration européenne (IHEE, Strasbourg, 1999), elle est l’auteure d’un mémoire de recherche sur « Les Nouvelles Equipes Internationales et les débuts de la construction européenne (1947-1965) » (Université R. Schuman, Strasbourg, 1998). Elle a été conseillère municipale (MoDem) de Reims.

Notes

  1. Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 1949, 127 p.

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