Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

« La réponse européenne face à la guerre en Ukraine : état des lieux » – Débat avec Charles de Marcilly et Sandro Gozi

Propos recueillis par Johanna Touzel, le 17 mai 2022

Le 24 février 2022, le pouvoir russe a engagé une opération militaire massive en Ukraine, déclenchant une crise internationale sans précédent dans cette partie du monde depuis la Guerre froide. La guerre est redevenue une réalité de l’Europe. Cette situation tendue en Ukraine n’est certes pas nouvelle. Les séparatistes soutenus par le Kremlin se battent depuis 2014. Avant même l’opération russe, le conflit avait déjà tué 15 000 personnes depuis ses débuts. L’invasion militaire russe de Ukraine constitue cependant une étape décisive dans ce conflit, un changement d’échelle considérable, qui a suscité une réaction vive des pays de l’Union européenne (UE). Quelques mois après son déclenchement, le Cercle Agénor propose de faire le point sur cette réponse européenne et les avancées et les transformations déjà perceptibles du côté européen, en débattant avec un expert des institutions européennes, Charles de Marcilly, et un acteur politique, parlementaire européen, Sandro Gozi. Nos deux invités nous font entrer dans les coulisses des institutions européennes au moment de l’agression russe, analysent la réaction de l’UE, les transformations historiques initiées ou accélérées en Europe et au-delà, les débats réactivés aussi au sein de l’Union, et ouvrent des perspectives vers les réformes rendues désormais encore plus nécessaires du fonctionnement de nos institutions politiques et de sécurité.

Charles de Marcilly est administrateur au Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne. Expert en affaires européennes, ancien membre de l’équipe des conseillers stratégiques du Président de la Commission européenne (EPSC), il a notamment été responsable du bureau de Bruxelles de la Fondation Robert Schuman.

Sandro Gozi est député européen, membre du groupe Renew, et Secrétaire général du Parti démocrate européen. En Italie, il a été député et secrétaire d’Etat aux affaires européennes. Il fut également un collaborateur du Président de la Commission européenne Romano Prodi.

Johanna Touzel (JT) : Charles de Marcilly, le 24 février dernier, vous étiez actif au Conseil de l’Union européenne, quelle est votre perception à ce moment-là, ce jour-là ? Avez-vous l’impression que votre institution est préparée ? Est-elle en alerte depuis quelques jours ? Comment cela s’est-il passé ?

Charles de Marcilly (CdM) : Bonjour, je précise que je m’exprime ici à titre personnel, mes propos ne représentent pas la ligne officielle du Conseil de l’UE même si, évidemment, il y a de très fortes corrélations. Si l’on revient au 24 février et aux semaines qui l’ont précédé, ce qui met tout le monde sous pression c’est la ligne politique de communication américaine qui dit : « ça va arriver ». Chaque jour, ça se rapproche, une action russe d’envergure est signalée, la guerre est à nos portes. On se souvient que certains chefs d’État et de gouvernement, dont le Président Macron, essayent d’avoir un dialogue avec le Président russe. Des demandes de négociations diplomatiques sont lancées par les dirigeants européens et un certain nombre de nos partenaires. Puis le 24 février arrive. Ce qui est alors remarquable côté européen, c’est que les premières sanctions, si elles ne sont pas immédiates à l’heure près, sont prises très rapidement, quelques jours après. Il y avait évidemment une forme de préparation, mais aussi une mobilisation collective. Je me souviens d’une intervention à la télévision de Charles Michel, le président du Conseil européen, qui réunit les chefs d’État et de gouvernement européens, où il déclare avoir travaillé en amont avec ces derniers et avoir eu l’assurance que s’il fallait agir, il recevrait une réponse collective unanime de la part du Conseil européen, et que tous les dirigeants européens soutiendraient une réponse et des mesures fortes. Y compris ceux qui, ces jours-ci, font l’actualité car ils sont un peu moins enthousiastes sur les sanctions. À l’époque en tout cas, il y avait cette collégialité très forte qui fonctionnait, cette unanimité sur les sanctions. Cela n’arrivait donc pas de nulle part. Les sanctions sont un instrument très technique. Quand on empêche certaines personnalités d’avoir accès au continent européen, quand on empêche l’accès à certains marchés financiers, quand on bloque certaines entreprises, quand il y a des messages politiques qui encouragent certaines entreprises à ne plus commercer, quand vous changez de paradigme sur les questions de climat, d’environnement, d’énergie, tout cela a une portée transformative, structurante et aux effets multiples. Ça a donc dû être préparé. De plus, techniquement, pour que ce soit valable, il faut que ce soit retranscrit dans les 24 langues officielles de l’Union. Il y a un travail des traducteurs, nuit et jour, pendant ces quelques jours, qui permet que ça soit publié au Journal officiel de l’Union européenne et mis en pratique très rapidement. En somme, il y a le côté formel, le décorum du Conseil européen, il y a les prises de position des différents chefs d’État, et derrière il y a toute une machinerie qui, au sein de la Commission européenne et du Secrétariat du Conseil de l’UE, met tout cela en musique avec les différentes chancelleries nationales. De mon point de vue, il est intéressant de regarder d’un côté l’ambition globale des sanctions et cette réponse collective et de l’autre toutes les petites mains, les claviers d’ordinateurs qui tapent dans tous les sens, et que tout cela se met en musique de façon très rapide, avec un objectif commun : la réponse coordonnée et forte à l’agression russe.

JT : Les premières sanctions tombent. Il s’agit de réduire l’accès de la Russie au marché des capitaux européens, de geler les avoirs de Vladimir Poutine et d’oligarques. Ça veut dire qu’il y a eu aussi au niveau du Conseil une coordination avec le secteur bancaire, le secteur économique au sens large, pour pouvoir envisager de telles sanctions, n’est-ce pas ?

CdM : Ça veut dire que, une fois inscrit au Journal officiel, ça fait office de loi. Les sanctions prises s’appliquent aux différentes parties prenantes, donc aux entreprises. Elles ne sont pas toujours ravies. Quand certains responsables européens appellent des entreprises européennes, de grande distribution par exemple, à quitter la Russie, tout le monde n’est pas d’accord. Quand vous êtes présents depuis très longtemps et que vous perdez des parts de marché – Renault encore cette semaine était poussée à quitter le marché russe, et l’a fait – ça pose des questions économiques, des interrogations sur l’alternative qui va prendre la place. Il ne s’agit pas seulement de prendre des sanctions, c’est aussi de les appliquer, avec leurs conséquences, pour les autorités russes évidemment, pour les Russes plus largement, en ce qui concerne l’accès au marché intérieur européen, au marché d’approvisionnement, mais aussi pour les acteurs européens qui doivent les appliquer. Ça a des conséquences économiques, ça peut aussi avoir des conséquences sociales, notamment pour les employés travaillant dans les entreprises européennes en Russie. Néanmoins, un ensemble de mesures ont été prises qui nous contraignent, nous en tant qu’Européens, pour avoir un impact sur les Russes. Cela montre une mobilisation plus large. Sur le premier paquet, il y a l’effet d’annonce. On arrive maintenant au sixième paquet, toujours en négociation, qui montre que les effets des sanctions sont cumulatifs, que les répercussions sont cumulatives, que ça a un coût très clair pour les Européens, pour les entreprises et, par effet boule de neige, pour les citoyens européens. Les discussions sont de fait plus difficiles, mais il ne faut pas oublier l’élan initial, l’unanimité sortie très vite des premières discussions, parce que c’était préparé et sous la pression d’un évènement historique qui imposait la mobilisation des Européens, qui ne pouvaient pas se taire et laisser passer.

JT : Les dirigeants européens savent qu’ils sont attendus au tournant et prennent très vite des décisions. La machine européenne fonctionne parfaitement malgré sa complexité. Comment cela se passe-t-il avec la Commission européenne et le Parlement européen ? Comment s’articule le processus décisionnel ?

CdM : La Commission propose, puis ça passe par le Conseil. Dans la machine européenne, la pierre angulaire ce ne sont pas forcément les ministres, ou les chefs d’État quand ça passe au Conseil européen, mais le Comité des représentants permanents (COREPER), c’est-à-dire les ambassadeurs des États membres à Bruxelles qui mènent un dialogue diplomatique permanent et assurent le suivi des discussions du Conseil, pour que les textes à soutenir et à valider soient le plus cohérent possible avec les aspirations nationales. Les ministres discutent uniquement sur les quelques points litigieux sur lesquels les ambassadeurs n’ont pas réussi à se mettre d’accord. C’est la même chose au niveau du Conseil européen. Sur les sanctions, on a ce travail continu de suivi, entre la Commission qui propose, qui fait l’explication de texte – pourquoi ? comment ? –, et les demandes, les interrogations, les objections parfois, des différents ambassadeurs. Il y a une coordination, les ambassadeurs se voient toutes les semaines. Il ne s’agit pas de personnes qui ne se sont jamais vues et doivent prendre des décisions avec des impacts transformatifs sur les économies et même certaines sociétés. Non, ils se voient au quotidien pour négocier de nombreuses questions, sur l’environnement, le numérique, etc. Toutes les propositions de la Commission passent, d’une façon ou d’une autre, par le COREPER. Il y a ainsi une capacité à réagir vite, de façon coordonnée, de façon assez humaine, avec ces diplomates qui se connaissent. Ce travail de diplomates, très technique compte tenu des enjeux, financiers, agricoles, d’accès au marché intérieur, de circulation des personnes, est ensuite validé formellement par une formation du Conseil.

JT : Quelle est l’ambiance au Conseil dans ce contexte ? Que ressentez-vous, humainement, en ce moment historique pour l’Union européenne ?

CdM : C’est une bonne question ! Ceux qui travaillent sur le dossier sont enfermés dans leur bureau, passent beaucoup de temps au téléphone, puis dans les couloirs. Les couloirs du Conseil de l’UE ne ressemblent pas à la fourmilière du Parlement, beaucoup plus grand. Le Parlement européen regroupe plus de 7000 personnes, tandis que le Secrétariat général du Conseil et le Conseil lui-même regroupent environ 2700 personnes, dont un peu plus de 1200 interprètes et traducteurs. La logique n’est pas la même. On a ces grands ascenseurs en verre parfois très pleins et, une fois arrivé à l’étage dédié aux négociations, tout le monde s’enferme plusieurs heures. Contrairement au côté un peu effervescent qu’on peut ressentir aux Quatre-Colonnes à Paris, ou au Parlement européen, le Conseil est plus feutré. En revanche, la dimension historique de l’évènement, après une succession de crises, est bien présente. On parle de sécurité des territoires, tout le monde comprend la portée de ce qui se passe mais sans forcément avoir la même grille de lecture et les mêmes propositions. Il y a des sensibilités, des perceptions nationales différentes, par l’histoire, la géographie, même s’il y a une cohésion très importante, dès le début, pour avoir des sanctions très fortes.

JT : On vient d’entrer dans les coulisses du Conseil avec Charles de Marcilly. Sandro Gozi, on aimerait connaître votre vécu dans les tribunes et les travées du Parlement européen depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février. Peut-on dire que cela a été un séisme, dans le sens positif, pour les institutions européennes et pour le Parlement en particulier ?

Sandro Gozi (SG) : Ça a été sans doute une entrée dans une nouvelle ère, dans une nouvelle phase historique. C’était un changement de contexte énorme, beaucoup plus important que le changement de contexte provoqué par la pandémie. Dans ce nouveau contexte il y a une prise de conscience de certains enjeux, un sens de l’urgence qui, du point de vue du Parlement, me semble à la hauteur de la situation. Il y a peut-être plus de facilité au Parlement par rapport au Conseil. On n’y est pas, dans l’immédiat, directement responsable de ce qu’on propose, alors que le Conseil est en première ligne, dans la gestion directe du conflit et aussi des conséquences possibles de telle ou telle mesure proposée pour faire face au conflit. Il faut considérer cela. Mais je crois que l’opinion publique a complètement ouvert les yeux sur la question de la défense et de la sécurité. C’est un débat qui est aujourd’hui à la une, alors qu’il y a quelques mois ou quelques années on était très peu à le promouvoir, qu’il s’agisse de l’autonomie stratégique ou de l’Europe de la défense. C’était un débat limité à certains gouvernements et une partie des institutions, aujourd’hui c’est LE débat. Cependant, la chose la plus importante ce n’est pas de vous dire ce qu’il y a en tribune ou derrière les coulisses, le plus important c’est de vous dire que, vu de ma perspective, il y a une transformation européenne qui s’impose et qui implique avant tout de repenser la stratégie de l’élargissement et le fonctionnement de l’Union européenne.

JT : Avant d’y venir, j’aimerais toutefois entendre votre vécu de l’adoption des différents paquets de sanctions. Y-a-t-il eu un débat au Parlement européen ? Y-a-t-il eu des nuances entre les différents partis politiques par rapport à ces sanctions imposées à la Russie ?

SG : Sur les sanctions, le Parlement européen a été très ambitieux dès le départ. C’est une des raisons pour lesquelles je vous disais que pour le Parlement européen c’est aussi plus facile, dans le sens où il ne gère pas les conséquences économiques et sociales de telle ou telle décision, telle ou telle sanction. Je dirais que, sur les sanctions, notre groupe Renew est celui qui a poussé le plus dès le départ. Les différences, les hésitations, ont été moins perceptibles entre groupes qu’au sein de chacun, en fonction des nationalités, car certains pays sont beaucoup plus exposés que d’autres aux effets des sanctions contre la Russie.

JT : Charles de Marcilly, est-il prévu une évaluation de l’efficacité de ces sanctions ? Beaucoup de débats montent en Allemagne par exemple sur l’efficacité de l’embargo sur le pétrole ou encore sur le Swift, car la Russie est en train de se tourner vers la Chine pour établir un autre système de virement bancaire. Comment va-t-on mesurer l’efficacité de ces sanctions sur la crise actuelle ?

CdM : Il y a des mesures dont on peut mesurer assez facilement l’impact, notamment sur les Russes. D’autres, sur les questions énergétiques par exemple, transforment si complètement la forme du mix énergétique des pays que c’est plus difficile. C’est plus ou moins marqué selon les États membres. Certains ont plus de difficultés à accepter d’autres paquets de sanctions et doivent être convaincus de façon plus approfondie. La Commission européenne assure ce suivi de l’impact. Ce n’est pas le rôle du Secrétariat général du Conseil. Il y a ensuite les États membres qui, eux, font, sur leurs propres conséquences, le calcul des coûts et opportunités. Ce qui était peut-être moins le cas sur les premiers paquets de sanctions. Il est évident qu’avec l’effet cumulatif de trois, quatre, cinq, six paquets de sanctions, leur poids et leur coût est tel que ça devient de plus en plus compliqué de pouvoir les faire passer rapidement. Il y a une réflexion permanente : pourquoi fait-on cela ? Et la raison est de contraindre la Russie à stopper ses frappes et son action militaire offensive. Avec l’effet cumulatif, ces sanctions vont de plus en plus toucher les citoyens européens, avec des impacts différents en fonction des pays. Il est probable que se pose la question « jusqu’où peut-on aller ? », c’est déjà le cas avec la Hongrie sur le sixième paquet. Pour certains pays, on commence à atteindre une forme de limite. En même temps, on voit que les effets transformatifs qui ont été encouragés ou qui sont impliqués par les sanctions vont avoir des conséquences probablement sur la décennie. En parallèle, nous ne sommes pas seuls à recevoir les impacts de la crise. Si l’on pense à la crise alimentaire, avec le prix des matières premières, si l’on pense au prix de l’énergie, d’autres parties du monde les ressentent elles-aussi. Il y a des enjeux d’inflation, de dette. On met en place beaucoup de fonds de soutien qui s’ajoutent aux fonds de soutien déjà mis en place en réponse à la crise sanitaire. Dans la petite équipe dont je fais partie au secrétariat général du Conseil, on essaye de réfléchir à l’après, aux effets à plus long terme de toutes ces mesures. Ce qu’on peut dire c’est que les réponses ont été très rapides, de façon coordonnée, que la plupart des pays ont conscience d’agir dans un moment historique. Sandro citait les questions de défense et de sécurité, et sur ces enjeux c’est en effet très clair. On observe aussi un phénomène d’accélération concernant les questions énergétiques. Par ailleurs, si l’on pensait que le monde entier nous suivrait dans cette démarche face à l’initiative belliqueuse d’une autocratie, on s’aperçoit, au regard des votes sur les sanctions visant à mettre en minorité la Russie dans les cercles multilatéraux, que ça n’est pas suivi par toutes les parties du monde. Il y a l’enjeu de la place de l’Union européenne et de l’Europe dans le monde. Il y a ces discussions avec les États-Unis sur le commerce et sur les questions technologiques. On en a eu aussi il y a 10 jours avec le Japon, où se sont rendus Ursula Von der Leyen et Charles Michel, il y a deux semaines avec l’Inde. On observe une redéfinition des équilibres au niveau mondial. D’autres parties du monde n’ont pas les mêmes perceptions que les nôtres. Je ne parle pas seulement de la Chine. Si on regarde en terme de population, en terme de PIB, les sanctions sont portées par les pays qui ont le plus gros PIB et qui sont relativement dans les parties ouest ou riches. Si on regarde au niveau des populations, une large partie du monde, si ce n’est la moitié, ne soutient pas cette approche offensive contre la Russie. Ça donne aussi à réfléchir sur qui nous soutient, comment, avec quelle logique, et sur l’impact économique pour nous dans toutes ses dimensions.

JT : On reviendra en fin de débat sur ce séisme géopolitique que cette crise a occasionné au niveau mondial. D’abord, évoquons le débat démocratique sur les sanctions. On se souvient de ce qui s’est passé pendant l’épidémie de coronavirus, des mesures très strictes ont été prises par les gouvernements, il y a eu un débat dans la population et souvent un reproche de déficit de débat démocratique. Sandro Gozi, est-il possible d’avoir un débat démocratique sur les sanctions au Parlement européen ? Est-ce que vous entendez des critiques ? Est-ce que vous les accueillez ?

SG : La question ce n’est pas celle du débat démocratique sur les sanctions, la question c’est pourquoi on impose les sanctions. On impose les sanctions parce que nous voulons protéger la raison politique fondamentale, nous voulons envoyer le signal que nous sommes pleinement conscients que l’agression est une agression contre nos valeurs, contre la démocratie, contre l’intégrité territoriale, contre la liberté fondamentale, contre la liberté d’un peuple de choisir son destin. Les sanctions suivent leur cours, elles sont évoquées par le Parlement européen mais sont décidées à l’unanimité par le Conseil. Il n’y a aucune imposition. D’ailleurs on voit la difficulté en ce moment avec le pétrole, avec le chantage de la Hongrie et, derrière elle, d’autres gouvernements. Politiquement, la question n’est pas celle du débat démocratique, ce n’est pas l’état d’urgence de la pandémie. Dans le cas présent, la question c’est : jusqu’où voulons-nous aller, sans entrer en guerre avec Poutine, dans le soutien à la résistance ukrainienne ? Et les sanctions sont une partie de cette réponse. Une autre partie est l’aide militaire que nous donnons à l’Ukraine avec la facilité spécifique du budget. La question qui se pose dans nos sociétés, avec l’exception notable de l’Italie, dans laquelle la désinformation russe s’exprime dans les débats télévisés chaque soir, ce n’est pas le caractère démocratique des sanctions. La question ce sont les conséquences économiques et sociales des sanctions et comment nous allons garder le soutien de l’opinion publique pour tenir et augmenter les sanctions en l’absence de nouveau mécanisme de solidarité et de nouveau mécanisme de compensation pour répondre au coût énergétique, économique et social qui va découler des sanctions dans nos sociétés et nos économies. La question qui se pose est celle-ci. Les sanctions sont là en réaction à des violations des principes qui sont au fondement de notre Union et de l’architecture de sécurité et de stabilité organisée dans le continent européen après 1949 (Conseil de l’Europe) et après 1976 (Acte d’Helsinki et nouvelle phase dans la Guerre froide). Poutine est en train de détruire tout cela. La question c’est que ces sanctions ont un coût et, comme le conflit va vraisemblablement durer longtemps, c’est l’acceptabilité des sanctions, de leurs conséquences. C’est pour cela que nous proposons – je l’ai moi-même proposé dès février – de regarder l’expérience récente, à savoir le plan de relance COVID mais aussi, à plus petite échelle, la réserve, les fonds créés pour faire face aux conséquences économiques du Brexit qui ont frappé certaines régions plus que d’autres, certains secteurs économiques plus que d’autres, et travailler sur ces expériences pour constituer ce mécanisme de solidarité et de compensation qui est la seule façon de tenir unie l’opinion publique, si nous voulons avancer. On doit agir à la fois en augmentant les sanctions et en introduisant aussi ce mécanisme de compensation qui doit être organisé en deux parties : à très court terme, concernant les prix de l’énergie, sur les conséquences pour le secteur alimentaire, et à plus long terme avec une nouvelle loi européenne, une procédure législative, sur un fonds d’autonomie stratégique, notamment dans les domaines de l’énergie et de la défense. Est-ce qu’on y arrivera, je ne sais pas, mais c’est notre proposition en tant que groupe Renew.

JT : Ma question portait sur la portée et l’efficacité des sanctions. Si, à un moment donné, on se rend compte que ces sanctions n’obtiennent pas l’effet escompté, peut-on avoir un débat à leur sujet ?

SG : Vous avez parlé du caractère démocratique. L’efficacité des sanctions ce n’est pas à court terme et ce n’est jamais énorme. Les sanctions font partie d’une stratégie. Elles ne sont pas efficaces en elles-mêmes. Elles ne sont efficaces qu’accompagnées par des efforts diplomatiques, pas seulement vis à vis de l’Ukraine et de la Russie mais aussi avec nos partenaires dans d’autres parties du monde. La soutenabilité des sanctions ne peut être assurée qu’avec des mécanismes qui ne sont pas en place en ce moment. Les sanctions sont nos armes diplomatiques. Bismarck disait que la diplomatie sans armes c’est comme un orchestre sans instruments. Comme nous avons décidé de ne pas faire la guerre directement contre la Russie, nos armes sont les sanctions. Si nous voulons revenir tôt ou tard – j’espère tôt – à la diplomatie, nous avons besoin de garder et d’augmenter les sanctions.

JT : Charles de Marcilly, ces sanctions ne risquent-elles pas d’isoler la Russie au point qu’on l’incite à se tourner vers la Chine, vers ces 35 États qui se sont abstenus lors du vote à l’Assemblée générale de l’ONU que vous avez mentionné tout à l’heure ?

CdM : Les sanctions ne vont sûrement pas pousser la Russie à se tourner vers nous. Elle va chercher d’autres pistes. Il y a une difficulté diplomatique : d’autres parties du monde saisissent l’opportunité de la situation en Ukraine et du retrait des Européens des marchés russes pour acheter par exemple des produits énergétiques à la Russie et qui donc offrent une soupape de respiration au pouvoir russe. Il n’y pas d’unanimité au niveau mondial sur les sanctions. On est en première ligne, très clairement, par notre histoire et notre géographie, par notre soutien politique et l’ambition qu’on offre à l’Ukraine et donc on paye davantage le coût de cette guerre que d’autres parties du monde. Les autres parties du monde font face à un choix qui est assez clair : est-ce qu’elles soutiennent les sanctions et les mesures prises au niveau des organisations internationales ? Certaines le font, comme le Japon, l’Australie, le Canada. D’autres essayent d’avoir une neutralité subjective si l’on peut dire, qui peut offrir une porte de sortie aux exportations russes. Elles ont une approche business, peut-être stratégique de leur part, mais qui très clairement n’est pas compatible avec nos objectifs. L’enjeu pour nous est de savoir dans quelle mesure les autres parties du monde peuvent estimer, même si elles ne soutiennent pas formellement les sanctions, que la Russie aujourd’hui n’est pas un allié valable. C’est un peu ce que je disais en introduction, ce qu’on est en train de vivre, parfois de subir, parfois d’anticiper, a un effet transformatif qui ne portera pas seulement sur l’année 2022 mais qui a des impacts à court, moyen et long terme, des impacts structurels. C’est cet aspect-là qui est très fascinant, en espérant que cette guerre ait une issue la plus rapide possible même si les éléments qu’on a aujourd’hui ne laissent pas entendre que la sortie du conflit soit pour demain.

JT : Concernant l’Ukraine, l’UE lui ouvre ses portes, on envisage une adhésion. Est-ce la bonne solution ? Y-a-t-il un débat à ce sujet entre les États membres ?

CdM : Il y a en effet un débat. Le débat est public, porté par exemple par le président français qui s’exprimait à Strasbourg le 9 mai. Sa position est que l’élargissement prendra du temps, il a même parlé de plusieurs décennies. Il y a, à la fois, la volonté d’envoyer un message politique sur la destinée européenne de l’Ukraine et il y a un aspect plus pratique qui concerne l’État de droit, le fait de suivre la procédure, avec le temps nécessaire, même si la Commission s’est engagée dans un processus assez rapide visant à établir si les conditions sont réunies pour accorder à l’Ukraine le statut de pays candidat. Elle doit remettre ses conclusions en juin, ce qui, franchement, serait rapide [NDLR: À l’issue du Conseil européen des 23 et 24 juin 2022, les chefs d’État et de gouvernement européens ont accordé le statut de candidat à l’Union européenne à l’Ukraine et à la Moldavie]. L’efficacité du processus repose sur sa simplicité : ce que la Commission sait déjà elle ne va pas le demander, elle se contente donc des parties qu’elle ne connaît pas. Il y a différents chapitres et des questions préparatoires. Le pays candidat doit expliquer en quoi est-ce que, sur les questions d’État de droit, d’accès au marché, de réglementations et de normes, il correspond à ce qu’on appelle l’acquis communautaire, c’est à dire l’ensemble des règles qui organisent l’Union européenne et son marché intérieur. Ça peut donc aller un peu plus vite que ce qu’on a connu auparavant. Ensuite, il y a une procédure qui prend plus de temps de négociation et de mise à niveau. Il y a deux philosophies ou deux approches côté européen : certains disent qu’il faut aller très vite car c’est le sens de l’histoire, qu’il faut envoyer ce message politique fort, quand d’autres disent que quand on y est on y est, une fois qu’on a rejoint le club on en fait partie pleinement, il n’est donc pas possible de l’intégrer de façon aléatoire ou à mi-chemin, même s’il y a un exemple récent qui montre qu’un pays peut partir s’il le souhaite ; c’est un tout. Or, l’Ukraine est aujourd’hui un pays en guerre, dont on ne sait pas quand il va réellement en sortir, un pays qui va devoir ensuite se reconstruire. En conséquence, si elles reconnaissent la logique politique, beaucoup de voix appellent à considérer la logique pratique, laquelle prendra du temps.

JT : Sandro Gozi, à votre avis, l’Ukraine pourra-t-elle faire partie de l’Union européenne ? Et est-ce souhaitable ?

SG : La question est actuellement mal posée dans le débat. Il y a deux questions liées : la première c’est que nous voulons utiliser l’élargissement beaucoup plus comme un instrument géopolitique que comme un processus pour entraîner des réformes démocratiques, économiques et des marchés, qui rendent compatible un nouvel État avec l’UE. Jusqu’à maintenant l’élargissement était ce processus, une forme d’influence politique, économique et des marchés, qui était peut-être la politique étrangère de l’UE la plus efficace et qui visait à entraîner des réformes structurelles, ce qui nécessitait du temps. Aujourd’hui, avec la guerre en l’Ukraine, on veut utiliser l’élargissement d’une façon strictement géopolitique. Comme l’Ukraine est agressée par la Russie, comme la question de l’OTAN reste ouverte à l’intérieur-même des membres de l’OTAN, il s’agit de donner un signal fort, symbolique et politique aux Ukrainiens en ouvrant les portes de l’UE. Ça veut dire utiliser l’élargissement de façon strictement géopolitique, comme instrument pour répondre à une crise et donner du soutien à une résistance. Ce n’est pas du tout la façon dont on a conçu l’élargissement vers l’Espagne, le Portugal ou même celui de 2004 après la chute du Mur de Berlin. Jamais on n’a traité un élargissement avec un conflit en cours. Si nous voulons repenser complètement l’élargissement et l’utiliser comme un instrument de résolution des conflits nous devons nous assurer que l’UE soit un acteur en mesure de résoudre les conflits. Mais dans les circuits du Conseil, des ambassadeurs, du Parlement, nous sommes tellement débordés que nous n’arrivons pas à voir la perspective. Il y a certains leaders qui voient la perspective, mais en général on ne la voit pas. La perspective c’est que si nous devons faire ça, nous devons forcément réformer l’UE. Si nous disons que « le monde a changé », que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, que la guerre est revenue sur le continent européen après 30 ans (n’oublions pas la guerre de Bosnie Herzégovine), qu’en conséquence aujourd’hui nous devons utiliser l’adhésion de l’Ukraine comme un de nos instruments pour contribuer au soutien de l’Ukraine et à la résolution du conflit, alors nous devons penser à réformer l’UE pour qu’elle soit à même, en utilisant l’élargissement de cette façon, d’être un acteur véritablement efficace. C’est pour cela que la question parallèle de l’efficacité de l’UE se pose. C’est pour cela que Macron l’a posée à Strasbourg. Il n’a pas seulement posé la question de la démocratie et de la puissance mais aussi celle de l’efficacité. Aujourd’hui, déjà, l’UE est très peu efficace, nous le voyons par exemple sur les sanctions et les blocages de la Hongrie. Si aujourd’hui l’UE, en l’absence de réformes, utilisait l’élargissement selon la nouvelle façon dont on voudrait l’utiliser, en ouvrant à l’Ukraine, à la Moldavie, à la Géorgie, elle serait encore plus paralysée. Je veux bien repenser l’élargissement mais il faut le faire aussi en donnant plus d’efficacité à l’UE. Les difficultés du Conseil sont dues au fait que les pays qui poussent le plus pour cette utilisation de l’élargissement de façon géopolitique sont les plus conservateurs quand il s’agit de réformer le fonctionnement de l’UE : les pays baltes, la Pologne, etc. C’est la contradiction qu’il faut essayer de dépasser. Ça nécessite une volonté de refondation de l’UE, sur laquelle je ne vois pas encore un consensus majoritaire émerger.

JT : Donc, pour vous, il faut absolument associer l’élargissement avec une Europe plus efficace, il faut que ça aille de pair. C’est bien cela ?

SG : Absolument, pas comme précondition, mais comme processus parallèle. J’ai négocié l’élargissement. Devant moi, j’avais Bronisław Geremek, pas Kaczyński… Aujourd’hui on se retrouve avec Kaczyński, avec une Europe pas assez efficace pour prévenir les violations de l’Etat de droit et le chantage des Polonais. Aujourd’hui on a Zelensky en Ukraine. Il n’est pas là ad vitam aeternam. Je ne veux pas reproduire avec la Moldavie, la Géorgie ou l’Ukraine, à une plus grande échelle, les difficultés que nous avons aujourd’hui avec la Hongrie ou la Pologne. Je ne dis pas « attendez, travaux en cours, restez dehors », je dis qu’il faut entamer les deux processus en même temps.

JT : J’ajoute un troisième, c’est l’adhésion des peuples. En 2004, on a vécu une adhésion un peu controversée dans l’opinion publique, en France peut-être plus qu’en Allemagne. Là, est-on sûrs que les Européens eux-mêmes veulent l’entrée de la Moldavie ou de l’Ukraine dans l’UE ?

SG : …et évidemment aussi des Balkans occidentaux. Si on décide d’utiliser l’élargissement de façon géopolitique, on a une urgence absolue qui est celle de la guerre en Ukraine mais aussi une urgence moins absolue mais également très élevée, avec la Moldavie qui pourrait être la prochaine victime. Le Caucase est dans une situation de danger. Il y a des questions géopolitiques, de sphères d’influence, dans les Balkans. En Serbie, en Republika Srpska, se joue une lutte d’influence entre nous et les Russes ; il y a une influence chinoise ; il y a encore une influence de la Turquie et de l’Arabie saoudite. Si nous devons raisonner autour de l’élargissement comme un instrument géopolitique qui puisse nous aider à contrer cette logique d’influence, à travers l’économie ou à travers l’influence politique de l’information, notamment en Serbie, en Republika Srpska, cela ne vaut donc pas seulement pour l’Ukraine. C’est pour cela qu’il faut repenser l’objectif que nous voulons poursuivre.

JT : Charles de Marcilly, est-ce qu’une solution à ce dilemme ne serait pas la communauté politique que vient de proposer Emmanuel Macron ? 

CdM : C’était bien amené ! Mais, avant de répondre, permettez-moi quelques éléments complémentaires de réponse aux questions précédentes. Sur l’efficacité, les cinq premiers paquets montrent que le système peut quand même avoir une certaine efficacité, en agissant dans un temps très rapide. Il faut pondérer les craintes de blocage qui sont réelles, mais pas insurmontables. La Hongrie est réticente cette semaine sur le sixième paquet mais on en est au sixième paquet, en deux mois… On a donc une capacité collective à pouvoir agir. Sandro a raison : quel est l’objectif de l’élargissement ? Est-ce une unification géographique, qui mêle l’histoire ? Est-ce une ambition stratégique ? On accepte et on fait adhérer certains pays pour éviter qu’ils aillent voir ailleurs ? D’une certaine façon, c’est « avec nous ou contre nous » ? Est-ce que c’est une forme de réunification à l’image de l’élargissement de 2004 qui concernait certains États qui, une décennie auparavant, sortaient de la guerre ? Est-ce que c’est une opposition par blocs géopolitiques ? Y-a-t-il surtout des questions stratégiques d’intérêt autour des réserves naturelles, des sources énergétiques, dont on a besoin ? 

La logique de l’élargissement mérite plus qu’une réflexion de court terme. Une fois que les pays sont dans le club, cela entraîne des modifications structurelles. On l’a vu, on ne passe pas sans conséquences de 12 à 15 puis de 15 à 27 ou 28 puis demain à 35. Il est très clair qu’il faudra réfléchir à comment cela fonctionne. On a l’approche plutôt française, qui ne date pas de la semaine dernière et du discours au Parlement européen, qui parle d’approfondissement. Appelez-la réforme ou nouveau traité si vous préférez. L’idée est de voir jusqu’où l’on va ensemble, d’une façon qui puisse fonctionner, avant d’élargir. C’est sans doute pour cela que le Président français s’est permis de rappeler la semaine dernière que ça prendrait du temps. D’autres États, au contraire, le voient sous l’angle géopolitique, avec une dimension presque identitaire, un peu « dans leurs tripes » si je peux me permettre l’expression. De leur point de vue, l’élargissement permet aussi de repousser les frontières et de former une collectivité face à une menace, un ennemi commun. Compte tenu de l’actualité, on pense à la Russie très clairement. Comment est-ce que cela fonctionne en interne ? Leur réponse est : « eh bien, on s’adaptera comme on l’a toujours fait depuis 70 ans ». Peut-être que les deux discours doivent être parallèles. Le message qui était envoyé est celui de la destinée européenne de l’Ukraine sans indiquer de date très précise, en laissant une forme d’ambiguïté, pas forcément stratégique mais qui permet de donner une perspective aux Ukrainiens. La réaction russe sur ce critère en particulier n’est pas aussi violente qu’on aurait pu le penser auparavant. On peut même faire le parallèle suivant : c’est la même chose avec l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. On aurait pu penser aussi que la Russie se sentirait agressée de façon beaucoup plus frontale. Finalement, la Russie montre une compréhension des différents blocs en jeu. Vous me demandez s’il faut s’interroger plus profondément sur ce qu’est l’Union européenne et jusqu’où on va ? La question était déjà dans le débat, par exemple à travers la Conférence sur l’avenir de l’Europe, à laquelle Sandro a participé. Je pense aussi que les effets transformatifs de la guerre des Russes en Ukraine compliquent le traitement des réponses à la Conférence. Ça change nos systèmes. On entre dans un système avec une inflation plus élevée. Tout un mode énergétique est en train d’être chamboulé. On doit encore rehausser les objectifs qu’on s’est fixé, avec un coût supplémentaire pour les citoyens – on le verra tous cet été quand on prendra notre voiture pour aller en vacances, et qu’on déterminera notre budget en comparaison de l’été dernier. La solidarité que les Européens ont manifesté, dans tous les pays d’Europe, avec les réfugiés ukrainiens fonctionne sur un laps de temps restreint. Comment est-ce que cela va fonctionner si la guerre dure ? Peut-on accepter pendant quelques mois voire encore quelques années ce qu’on accepte quelques semaines ? C’est un point d’interrogation. Si on veut considérer cette question de façon plus apaisée, et il le faut car c’est structurel et interroge des fondamentaux de l’Europe de demain, il est difficile de le faire tout de suite, dans les semaines et les mois à venir. Ce qui n’empêche pas qu’on puisse commencer le débat. Mon sentiment est qu’aujourd’hui on est encore dans une phase de réponse à la guerre, de soutien, de sanction, qui montre qu’on est capable d’agir très vite, qu’on a changé les mentalités de beaucoup d’États membres, notamment en approvisionnant les Ukrainiens avec des armes, ce qui, d’un point de vue mental pour certains pays, est un pas important. Tous ces éléments transformatifs vont mettre du temps avant d’être intégrés, avant qu’on prenne vraiment conscience des grands bonds qu’on a effectués pendant les deux derniers mois. D’autres sont probablement à venir. De ce point de vue, la question parallèle de l’intégration est un message politique mais je ne suis pas convaincu que le débat structurel se fera dans les semaines à venir.

JT : On voit que cette crise en Ukraine nous oblige, nous Européens, à nous poser les bonnes questions et surtout, à moyen ou long terme, il faut absolument que les États, les Parlements, essayent de s’appuyer sur un consensus démocratique et continuent à communiquer et être à l’écoute du pouls de leur population sur tous ces enjeux. On ne peut pas faire l’Europe évidemment sans les peuples. La parole est justement à notre public !

Questions du public :

Alexandre : Comme l’a évoqué Charles de Marcilly, un évènement historique vient de se passer : la demande d’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède. Dans la foulée, le Kremlin a réagi en disant que l’élargissement de l’OTAN à la frontière finlandaise ne constituait pas un danger stratégique pour lui du moment qu’on ne construisait pas d’infrastructures militaires de l’OTAN en Finlande ou en Suède. Je ne pense pas qu’il aurait dit ça en janvier ou février. Ma question est la suivante : ce changement de Vladimir Poutine n’est-il pas le signe que les sanctions que l’UE inflige à la Russie, l’aide militaire des Etats-Unis, du Canada, de l’UE, à l’Ukraine, et notre diplomatie fonctionnent en réalité ?

SG : La réponse est oui. La plus grande défaite stratégique de Poutine, pour le moment, c’est exactement celle que vous avez indiqué. Poutine a aussi engagé ce conflit pour essayer de mettre en difficulté l’OTAN et finalement il l’a réveillée. Je suis d’accord avec Emmanuel Macron, l’OTAN était en état de mort cérébrale, mais l’attaque de la Russie contre l’Ukraine a été un électrochoc. L’OTAN est revitalisée dans une perspective de rôle potentiellement accru des Européens. L’adhésion de la Suède et de la Finlande, en juin, augmente de façon importante le nombre des États membres de l’UE également membres de l’OTAN. Dans cette phase, c’est la grande défaite de Poutine qui n’a pas seulement revitalisé l’OTAN mais l’a rendu extrêmement attractive jusqu’à pousser à y adhérer des pays qui ont pourtant fondé leur politique étrangère sur la neutralité depuis 200 ans pour la Suède, depuis la Seconde Guerre mondiale pour la Finlande. Après, est-ce qu’il faudra quand même que l’OTAN se repense ? Je pense que oui. Je crois qu’elle doit devenir de plus en plus une organisation de sécurité pour les démocraties. L’OTAN a toujours travaillé sur l’échiquier européen ; peut-être qu’aujourd’hui, dans la réorganisation non seulement de l’Europe mais de la façon d’assurer notre sécurité dans le monde, on doit d’un côté repenser les organisations existantes qui sont là pour assurer la sécurité et la paix en Europe – c’est pour cela que je faisais référence à 1949 et 1976 car il n’y a pas que l’UE et l’élargissement à repenser, il y a aussi le Conseil de l’Europe, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, tout ce qu’on a fait jusqu’à maintenant et qui tout d’un coup devient un peu usé, inadapté – et de l’autre côté voir si l’OTAN ne doit pas établir des partenariats stratégiques pour la sécurité au niveau global. 

Jean-Baptiste : Ma première question concerne les réfugiés ukrainiens qui sont venus sur le territoire de l’UE. On leur a attribué le titre de protection temporaire, c’est une première. Comment se sont passées les négociations entre les pays ? Je pense notamment aux pays du groupe de Visegrád [NDLR : Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie] qui jusqu’à présent étaient très réticents sur les réfugiés et qui se sont réveillés parce qu’ils étaient en première ligne. Les entend-t-on demander de plus en plus la solidarité des pays européens ? Est-ce que ça peut mener à la réouverture du débat sur le règlement Dublin ? Ma seconde question prolonge la première : cette protection temporaire ne durera que trois ans or on sent que le conflit va durer, est-il déjà question de ce qui se passera après ? Quel statut, quelle perspective donnera-t-on à ces Ukrainiens dans la mesure où ils ne seront peut-être pas en capacité de rentrer chez eux ?

CdM : Toute la logique est dans le mot « temporaire ». Le temps est cependant relativement long. À ma connaissance, il n’y a pas de débat actuellement sur ce qui se passera après. Concernant le premier point que vous soulevez, ce sont évidemment les pays frontaliers, la Pologne en particulier, qui ont accueilli le plus de réfugiés. Ils ont demandé une forme de solidarité, mais pas exactement les mêmes types de mécanismes que ce qu’on avait vu en 2015, donc je trouve que la perception est un peu différente. Je trouve aussi que l’accueil, le phénomène de solidarité, ont été plus spontanés. Il y a eu évidemment le sentiment de subir les conséquences de la crise, mais je ne crois pas qu’il y ait eu celui de subir une vague migratoire. En termes politiques, ça montre une vraie nuance avec d’autres crises migratoires d’un passé plus ou moins récent et probablement à venir. Des mécanismes ont été actionnés, dont celui que vous avez cité. Des fonds ont été alloués : l’UE a accordé 90 millions en plus des 500 millions dédiés aux conséquences humanitaires. La Commission est en train de travailler sur un fond d’aide aux familles. Des facilités ont été accordées y compris au niveau très local. En Belgique, par exemple, beaucoup de réfugiés ukrainiens ont pu bénéficier des minima sociaux en un temps très rapide. La perception générale est encore que la guerre ne pourra pas durer si longtemps que ça et que ces familles pourront retourner en Ukraine dès qu’elles le peuvent, ce qui est aussi une nuance avec d’autres vagues migratoires, notamment en provenance d’autres continents. Tout cela montre que cette crise est un peu différente de ce qu’on a connu sur la décennie. Sur le changement que cela implique d’un point de vue politique, sur les dossiers que vous avez cités, et notamment sur Schengen, je ne suis pas convaincu que ça change fondamentalement la logique, parce que les réformes qui ont été proposées par le passé s’adressaient à un type de migrations de certaines parties du monde, un peu différent de celui qu’on a avec la guerre en Ukraine aujourd’hui. Les conséquences ne correspondent pas à ce qu’on pourrait espérer comme changement drastique de position. Ça reste relativement homogène avant et après-guerre. Il faudra en reparler d’ici à quelques mois si on a vraiment le sentiment que ces familles ne pourront pas retourner en Ukraine à moyen terme, ce qui évidemment changerait la donne. Aujourd’hui on est encore dans l’émotion, la solidarité, l’accueil, et le soutien financier.

Viviane : A propos des sanctions, l’embargo sur le pétrole ne semble pas faire l’unanimité. Sauf erreur de ma part, l’Italie paie en roubles, les pays très dépendants trainent des pieds, et un oléoduc ne se construit pas en un mois… Qu’en penser ?

SG : Il y a beaucoup de confusions sur ce sujet. La Commission n’a pas encore expliqué aux entreprises européennes comment elles peuvent, en l’absence d’un embargo sur le gaz, continuer à acheter du gaz sans violer les sanctions du point de vue des méthodes de paiement. Donc, il y a eu débat. Comme des entreprises de certains pays achètent plus de gaz que d’autres, la question s’est posée plus pour l’Allemagne ou l’Italie que d’autres. Mais je ne sais pas, Charles, si la Commission a finalement clarifié ses orientations aux entreprises à propos de la façon d’approcher des Russes en ce qui concerne le gaz. Ça n’a rien à voir avec le pétrole. La Russie voudrait imposer aux entreprises européennes de payer l’énergie en roubles, alors qu’il y a une ligne claire de payer en euros. 

CdM : Je n’ai pas vu le texte de la Commission. La presse a évoqué plusieurs cas d’entreprises qui trouvaient des moyens avec des structures en Russie pour pouvoir payer différemment. Mais ce qu’on voit de façon collective, c’est une volonté de ne pas payer en roubles, de continuer à assumer le poids des sanctions. Évidemment, tous les États, toutes les entreprises et tous les citoyens ne sont pas ravis. Quand on doit changer son mix énergétique, quand les factures des entreprises et des consommateurs augmentent, c’est évidemment douloureux, d’autant plus qu’on essaye, dans un temps très court, de mettre en place des mesures parfois sur des sujets sur lesquels les Etats membres se sont disputés pendant des années. On a un phénomène d’accélération très fort pour pouvoir s’adapter à cette nouvelle donne, mais il y a des résistances. Regardons par exemple certains pays-membres qui misent beaucoup sur l’hydrogène : il y a un afflux financier d’investissement qui rend encore plus nécessaire d’atteindre l’objectif. Est-ce que, pour autant, ça va permettre de compenser complètement la réduction des énergies fossiles classiques et de notre approvisionnement depuis la Russie ? Non, ça ne va pas correspondre tout de suite et, si on y parvient, ça va prendre 5, 6, 7 ans, une décennie. Ça ne prendra peut-être pas 14 ans comme j’aurais pu vous le dire il y a 3 mois. Mais 10 ans, ça reste 10 ans. On a aussi une question plus générale : peut-on continuer comme avant, alors que ce n’est pas comme avant, notamment en terme d’approche énergétique ? Les alternatives proposées sont très fortes, pour certains États membres elles ont un coût politique qui est très élevé, pour d’autres c’est une nécessité. On a des pays qui ont un mix énergétique qui peut permet de répandre plus favorablement le coût sur leurs citoyens et moins fortement. La France est en bonne position pour avoir des phénomènes de compensation, de matelas par rapport au risque. D’autres pays sont dépendants à 100%. Certains aimeraient contourner les règles du jeu, mais de facto, une fois que les sanctions sont prises collectivement, que les mesures engagées vont, à moyen-long terme, changer notre approche, je crois qu’elles sont relativement effectives. Très clairement, d’autres pays profitent de cette situation pour récupérer une partie de l’approvisionnement russe – c’était un point évoqué préalablement par Johanna. Cela montre que nos sanctions fonctionnent puisqu’ils sont obligés de se tourner ailleurs. Est-ce que ça a un coût neutre ? Non. Est-ce que tout le monde est content ? Non.

Marthe : Y-a-t-il de la solidarité européenne au niveau énergétique ? Nous, Français, sommes de gros producteurs d’électricité. Existe-t-il un moyen d’en donner à nos voisins qui en fabriquent avec du gaz ou du pétrole russe ? 

CdM : La Commission va publier demain une communication sur ce sujet gaz-électricité qui va peut-être encourager à mettre entre parenthèses certains dogmes, à travers les achats groupés, le plafonnement de certaines énergies ou le partage. On a déjà accordé certaines exemptions de règles communes à l’Espagne qui l’a demandé il y a un mois et demi, justement parce que le prix pour les citoyens était trop élevé. Il y a des mesures temporaires. Sur l’énergie, toutes les mesures sont temporaires pour deux raisons, d’abord parce qu’on n’a pas un mode unique dans toute l’UE – chaque pays a la liberté de son mix énergétique – ensuite à cause de nos objectifs climatiques, du Green Deal, qui incitent à une réorientation plus écologique de nos modes d’approvisionnement énergétique. En même temps, il y a un mois, à Bruxelles, le président Biden nous a dit qu’il allait nous fournir – au prix du marché, ce n’est pas un cadeau – du gaz qui est extrait selon une méthode refusée par les Européens, qui ont empêché depuis très longtemps les Polonais d’y recourir. On essaye donc de trouver des sources d’approvisionnement à très court terme pour pouvoir répondre à nos besoins. A moyen terme on est d’accord pour avoir quelques exceptions à nos règles communes. L’enjeu est vraiment de voir comment on va articuler ces mesures temporaires avec nos objectifs de plus long terme. Je suis curieux de voir ce que la Commission va défendre demain pour répondre à votre question, Madame, de la solidarité entre États membres sachant qu’on est, au sein de l’UE, très inégaux en fonction des pays. Je ne crois pas qu’on aura un modèle unique qui marchera pour tous. Évidemment, les États membres, ceux qui sont en tout cas, d’un point de vue énergétique, relativement solides, préfèrent privilégier leur propre modèle et continuer à l’étendre, et la France est un bon exemple. D’autres pays ont des dépendances plus fortes qui demandent une réactivité, un soutien financier de la part des Européens pour accélérer ces transformations. D’un point de vue intellectuel, c’est un bon cas d’école de se dire qu’on se bagarre politiquement depuis des années pour tous ces objectifs et de voir que la guerre en Ukraine et en Russie nous contraint encore à accélérer ce processus. Donc les objectifs sont là, est-ce que les moyens pour répondre à nos ambitions le sont également ? [NDLR : le 18 mai 2022, la Commission européenne a présenté un plan baptisé « REPowerEU » visant à affranchir l’UE de sa dépendance au gaz russe tout en luttant contre la crise climatique ; mobilisant près de 300 milliards d’euros, il repose sur 3 piliers : développer un système énergétique intégré fondé sur les énergies renouvelables, renforcer les mesures d’efficacité énergétique et diversifier les sources d’approvisionnement en gaz grâce à une augmentation des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) et des importations par gazoduc provenant de fournisseurs non russes ; à court terme, le plan propose notamment des achats communs de gaz, de GNL et d’hydrogène par l’intermédiaire de la plateforme énergétique de l’UE pour les États membres qui le souhaitent ainsi que pour l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et les Balkans occidentaux].

JT : Retrouver notre indépendance, notre souveraineté énergétique en Europe, est un enjeu tellement important compte tenu de notre dépendance aux sources énergétiques russes…

CdM : Oui, mais en faisant attention de ne pas se créer d’autres dépendances. Des États membres se tournent par exemple vers certains pays du Bassin méditerranéen, peut-être moins belligérants mais pas forcément plus fiables si l’on regarde les dernières années. On voit ainsi, en moins de huit semaines, des changements stratégiques, notamment dans le domaine énergétique, un des nerfs de la guerre, qui sont assez fondamentaux. Je pense qu’il faudra encore quelques mois pour mesurer la portée transformative de la guerre.

Marthe : Une deuxième question au sujet des votes à l’ONU : est-ce que ces votes ont un impact fort sachant que, bien souvent, les résolutions de l’ONU, qu’elles soient votées ou non, ne sont pas appliquées ? Je pense notamment au Moyen-Orient. Les pays qui se sont abstenus ne se rendaient pas compte de l’impact que cette guerre avait sur eux, alors qu’aujourd’hui, un mois après, ils s’en rendent bien compte, puisqu’ils n’ont plus de blé, qu’ils rationnent le pain. Je pense à certains pays africains ou du Golfe. Est-ce que, diplomatiquement, l’Europe va essayer de convaincre ces pays ?

SG : Sur l’ONU, on a été très déçus du fait que 16 pays africains se sont abstenus à partir du moment où on a condamné l’agression russe. Ils se sont abstenus aussi sur d’autres passages importants. Depuis, il y a eu une action dite de « outreach », de prise de contact avec ces pays de la part de nos représentants à l’ONU. Certains sont revenus sur leur décision, comme par exemple, sauf erreur de ma part, le Sénégal. D’autres sont totalement sous le contrôle des Russes ou ne veulent pas du tout déplaire aux Chinois et maintiennent leur abstention voire leur vote contraire. On est en train de travailler avec les partenaires africains pour leur faire comprendre qu’ils n’ont aucun intérêt à, disons, suivre ou appuyer, d’une certaine manière, la logique russe. C’est en cours.

Crédits photographiques :

Photographie du Bâtiment Berlaymont, siège de la Commission européenne à Bruxelles, éclairé avec le drapeau Ukrainien, à l’occasion de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine : Union européenne, 2022 (architectes du Berlaymont : Lucien De Vestel, Jean Gilson, A&J Polak ; Rénovation : Berlaymont 2000)
Photographie de Charles de Marcilly : transmis par lui-même
Photographie de Sandro Gozi : Anne-Claude Barbier, MoDem

Johanna Touzel

Johanna TOUZEL est spécialiste des affaires européennes. Responsable du bureau de l’Institut des Démocrates Européens (Bruxelles) de 2019 à 2022, elle était auparavant rédactrice en chef d’Europe-Infos.eu, la revue mensuelle des épiscopats européens (COMECE) et des jésuites européens (JESC) (2006-2018). Johanna a notamment travaillé au Bundestag, au Parlement de Hongrie et au Parlement européen. Diplômée en Histoire des relations internationales et de l’intégration européenne (IHEE, Strasbourg, 1999), elle est l’auteure d’un mémoire de recherche sur « Les Nouvelles Equipes Internationales et les débuts de la construction européenne (1947-1965) » (Université R. Schuman, Strasbourg, 1998). Elle a été conseillère municipale (MoDem) de Reims.

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