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L’Europe c’est la paix ?

« L’Europe c’est la paix ». Cet étendard, brandi par des générations de militants de l’Union européenne, a aujourd’hui bien pâli. Il ne convainc plus – ou plus assez – les électeurs de croire encore au projet européen, d’y placer leurs espoirs d’une vie future meilleure. Il est pourtant celui que doivent continuer de brandir, contre vents et marées, ceux qui savent ce que la paix, notre bien le plus cher, doit à l’Europe.

« Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles », disait Paul Valery il y a tout juste cent ans, au lendemain de la Grande Guerre. Au moment-même où il écrivait ce texte mémorable, la crise de l’Esprit qu’il dénonçait était pourtant encore patente, manifestée lors des négociations du Traité de Versailles par l’intransigeance et l’inconséquence des vainqueurs. Il aura fallu 60 millions de morts supplémentaires pour se rendre à l’évidence : la paix véritable ne s’accommode pas avec l’esprit de revanche et la vengeance, elle est le contraire de la domination de l’un ou des uns sur les autres, elle suppose la conscience et la responsabilité des vainqueurs, la réconciliation des esprits et des cœurs, la coopération volontaire et organisée entre les Etats et les peuples. Malgré l’évidence, le sursaut de l’Esprit européen n’était pas assuré et beaucoup, dans les heures les plus sombres, ont douté qu’il puisse un jour advenir, à l’image de l’un de ses meilleurs représentants, Stefan Zweig, suicidé par désespoir en 1942. Mais il est advenu, grâce à la conscience, à la volonté et au courage de ceux qui, malgré l’épreuve, n’ont pas douté. Dans notre dernière publication, en décembre dernier, nous saluions la mémoire de quelques précurseurs, qui dès 1938 ont annoncé et préparé le sursaut français et européen : Georges Bidault et Emmanuel Mounier. Mais, de tous, Charles de Gaulle est sans doute celui qui a le mieux personnifié ce sursaut de la conscience, de la volonté et du courage pour construire la paix de l’Europe. Né au crépuscule d’un XIXème siècle plombé par l’esprit de revanche, laboratoire du suivant, ce soldat de la France a combattu les Allemands sans relâche pendant les deux guerres mondiales. C’est pourtant lui, ce patriote, qui accueillit chaudement, moins de cinq ans après l’armistice finale, l’idée du Chancelier Adenauer d’une union franco-allemande, avant de signer, avec ce dernier, en 1963, le traité de paix entre la France et l’Allemagne. « Là où croit le péril, croît aussi ce qui sauve », prédisait justement le poète Hölderlin, cet autre beau représentant de l’Esprit européen, allemand d’ailleurs.

Sans doute, la survenue de la paix et de l’unité européennes ne reposent-elles pas seulement sur les mérites de quelques citoyens européens particulièrement éclairés et courageux mais aussi sur le poids des rapports de force issus de la Seconde Guerre mondiale, sur le soutien et l’influence des Etats-Unis ou sur la crainte partagée de l’Union soviétique, ou même sur le dégoût général, passager, des violences extrêmes vécues. Sans doute aussi l’Union européenne s’est-elle progressivement éloignée de son idéal coopératif initial, sans doute a-t-elle placé trop de confiance dans le marché ouvert et l’idéologie capitaliste libérale qui le soutient, au point de recréer des formes de domination en son sein.

Il ne s’agit pas pour nous, ici, dans une veine défense de l’Union européenne, de minimiser les facteurs extérieurs à l’Europe ou conjoncturels qui expliquent aussi le succès et la permanence, jusqu’à aujourd’hui, de la paix sur notre continent, ni d’écarter d’un revers de main les dysfonctionnements d’une Europe certes pacifiée mais trop encline à laisser libre court au marché, à préférer la concurrence entre ses valeurs, entre ses entreprises et entre ses citoyens plutôt que leur protection. Il s’agit seulement de valoriser, de défendre, contre vents et marées, l’expérience européenne de la paix. Car, en ces temps de tensions croissantes à l’échelle mondiale, où l’ambition de puissance et la volonté de revanche animent à nouveau les nations, cette expérience est un message extrêmement précieux envoyé au monde, dont rien ne justifie qu’on le minimise.

« La paix perpétuelle, la réconciliation entre nos peuples, était une utopie inimaginable, impensable, un rêve fou, et si l’Europe ne fait plus rêver c’est que ce rêve est réalisé : c’est la guerre qui est devenue impensable en Europe », dit en substance Alain Lamassoure, ouvrier-modèle, passionné et passionnant, de l’Europe, au coeur de son entretien avec le Cercle Agénor. Impensable, la guerre ? L’est-elle encore aujourd’hui quand résonnent de plus en plus fort les bruits des canons qui s’activent et des bombes qui explosent dans le proche voisinage de l’Europe, jusqu’en Ukraine et en Syrie ? L’est-elle encore quand les épreuves de force, les intimidations et les provocations se multiplient aux quatre coins du monde, jusqu’au coeur de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique ? L’est-elle encore quand les manipulations médiatiques, le règne de la rumeur, du complotisme, des « fake news », et la diffusion croissante des messages de haine à l’adresse de victimes variées dominent l’actualité, rappelant la brutalisation des sociétés européennes à l’approche des guerres mondiales ?

Avons-nous oublié cette leçon – LA leçon – de l’Histoire ? Sommes-nous prêts à renoncer à l’Esprit qui a animé les Pères fondateurs de l’Union européenne, à jeter aux oubliettes le seul projet de paix qui, sans doute dans toute l’histoire de l’humanité, ait jamais été concrétisé sur le fondement de l’amitié et la coopération entre peuples jadis ennemis ? Sommes-nous près à laisser l’Union européenne disparaître, car c’est de cela, au fond, qu’il s’agit, pour rejoindre le cours habituel de l’Histoire, celui qui charrie le sang et la mort ? En ce qui nous concerne, à ces questions nous répondons : nous pas, jamais !

Alors que se profilaient les élections européennes de mai 2019, animé par cet attachement viscéral au projet européen et conscient du grave danger qui le menace, le Cercle Agénor s’est mobilisé pour explorer différentes facettes du monde qui entoure l’Union européenne et la met sous pression : pression des puissances étatiques, de la Russie à la Chine, en passant par les Etats-Unis, pression de l’urgence climatique. Pour croiser les regards aussi sur la façon dont l’Union, sous l’influence et la contrainte de ses Etats-membres, s’adapte tant bien que mal à ce monde pressant et changeant. Et prendre le temps, autour d’Alain Lamassoure, d’une réflexion-mise au point sur le projet européen, son sens, son actualité et son avenir.

Tandis qu’elle s’abîme dans le malaise existentiel de ses nations et traine le boulet d’une structure complexe et limitée, l’Union est sous la pression croissance de son environnement, fut-il humain ou naturel, forcée au choix auquel elle-seule à encore droit : rejoindre le cours habituel de l’Histoire ou retrouver, sans passer par le sang et la mort, la force du sursaut de son origine, pour continuer d’exister, d’affirmer son extrême et si précieuse originalité, et de peser dans la marche chaotique du monde. Qu’ils soient plus pessimistes ou plus optimistes sur ces perspectives, les membres du Cercle Agénor donnent ici à mieux comprendre le fonctionnement de l’action extérieure de l’Union européenne et à réfléchir sur sa place et son rôle dans le monde. Bonne lecture !

Crédits photographiques (Charles de Gaulle et Konrad Adenauer s’embrassent après avoir signé le Traité de l’Elysée, le 22 janvier 1963) : Associated Press (1963), EC-Audiovisual Service

Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.

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