Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

« Préserver la paix sans livrer l’honneur »: Georges Bidault et Emmanuel Mounier face aux accords de Munich

Contexte : les accords de Munich – 29-30 septembre 1938

Signés le 30 septembre 1938 par les chefs des gouvernements allemands, italien, britannique et français, les accords de Munich ont permis l’annexion par l’Allemagne des Sudètes, une région de la Tchécoslovaquie peuplée majoritairement de germanophones. Cet épisode, décisif dans la période ayant conduit à la Seconde Guerre mondiale, s’inscrit lui-même dans une histoire qui remonte à la Première Guerre mondiale.

Farouche opposant au Traité de Versailles, que les autorités allemandes vaincues avaient été sommées de signer en 1919 et qu’il qualifiait comme beaucoup d’Allemands de « diktat », Adolf Hitler s’est attelé, une fois devenu chancelier de l’Allemagne en 1933, au démantèlement méthodique des termes du traité et à la réalisation de son projet de grand Reich regroupant l’ensemble des populations germaniques européennes. Après avoir remilitarisé la Rhénanie en mars 1936, il réalisa ainsi l’« Anschluss », l’annexion de l’Autriche, en mars 1938. Ce fut ensuite au tour de la Tchécoslovaquie de s’attirer la convoitise de Hitler. Ce pays, constitué au lendemain de la Première Guerre mondiale sur les ruines de l’Empire austro-hongrois, incluait en effet près de trois millions de germanophones, principalement dans la région occidentale des Sudètes, dont Hitler envisageait l’annexion. Outre la violation flagrante des traités qu’elle représentait, une telle entreprise menaçait l’ensemble de l’ordre géopolitique européen puisque la Tchécoslovaquie était protégée par ses accords d’assistance mutuelle signés avec la France en 1924 et 1925 et avec l’Union soviétique en 1935. La France comme son allié le Royaume-Uni souhaitaient toutefois éviter à tout prix une confrontation militaire avec l’Allemagne réarmée, perspective face à laquelle le sort de la Tchécoslovaquie pesait peu. Le 15 septembre 1938, lors d’une rencontre avec Hitler à Berchtesgaden, trois jours après que le chancelier ait prononcé à Nuremberg un discours menaçant la Tchécoslovaquie, le Premier ministre britannique Arthur Neville Chamberlain consentit ainsi à accepter le résultat d’un plébiscite organisé dans les Sudètes. Le Président du Conseil français Edouard Daladier se rendit ensuite à Londres où il convint avec son homologue britannique d’une proposition conjointe stipulant que toutes les zones tchécoslovaques peuplées à plus de 50% d’Allemands soient livrées à l’Allemagne. Non consulté, le gouvernement tchécoslovaque refusa dans un premier temps ce plan franco-britannique mais fut forcé de l’accepter le 21 septembre. Le lendemain, Chamberlain retourna en Allemagne où il rencontra Hitler à Godesberg. A la surprise du Premier ministre britannique qui croyait tenir un bon compromis, ce dernier posa un ultimatum, réclamant désormais l’évacuation des troupes tchèques des Sudètes avant que l’armée allemande n’y entre le 28 septembre. La demande fut rejetée tant par les Tchécoslovaques que par les gouvernements britannique et français. Le 23 septembre, la Tchécoslovaquie ordonna la mobilisation générale, tandis que la France ordonna une mobilisation partielle le 24. Face à la menace imminente de la guerre, le chef du gouvernement italien Benito Mussolini proposa qu’une conférence internationale soit organisée afin de résoudre la dispute. A condition que la Tchécoslovaquie et l’URSS en soient exclues, Hitler accepta et invita ses homologues Mussolini, Chamberlain et Daladier à se réunir autour de lui à Munich le 29 septembre. Le « Duce » italien y soumit un plan écrit, préparé en réalité par les Allemands, qui fut finalement accepté par les trois autres parties. Similaire à l’ultimatum de Godesberg, il exigeait l’occupation complète des Sudètes par l’armée allemande dans les dix jours et la constitution d’une commission internationale pour décider du futur des autres zones disputées. Le Royaume-Uni et la France informèrent ensuite la Tchécoslovaquie qu’elle a désormais le choix entre la résistance par ses seuls moyens et l’acceptation du plan. Au pied du mur, le gouvernement tchécoslovaque céda. Avant de quitter Munich, Chamberlain et Hitler signèrent parallèlement un pacte bilatéral de non-agression.

La France partagée entre la honte et le soulagement : « Munichois » et « antimunichois »

Au retour de leurs délégations respectives à Londres et Paris, Chamberlain et Daladier furent accueillis triomphalement par des foules soulagées que la guerre ait été évitée. Chamberlain osa même un : « I believe it is peace for our time » (je crois que c’est la paix pour le restant de nos jours). En France, le 1er octobre, la presse à grand tirage se fit l’écho de cette satisfaction populaire, à l’instar du Matin, qui titra « La victoire de la paix », ou du Petit Parisien, qui salua « la paix sauvée » et invita même, en une, les « mères et les enfants de France » à remercier les sauveteurs de la paix. Cette satisfaction populaire et médiatique trouva son expression politique le 4 octobre à l’Assemblée nationale par le vote très majoritaire des députés en faveur de la ratification des accords. Seuls les communistes votèrent contre, avec le soutien des deux voix discordantes du socialiste Jean Bouhey et du conservateur Henri de Kerillis. Publiés à l’été 1939, les premiers sondages de l’Institut français d’opinion publique, l’IFOP, créé en novembre 1938, confirmeront cette faveur majoritaire de l’opinion française pour les accords de Munich (57% d’opinions favorables) mais démontreront aussi l’existence d’une opposition significative aux accords (37% d’avis contraire). Cette opposition entre « munichois » soulagés et « antimunichois » inquiets se retrouve dans la presse, où la critique des accords était alors portée en France notamment par la presse communiste (L’Humanité en particulier) et la presse démocrate d’inspiration chrétienne.

Au sein de cette dernière, Georges Bidault (1899-1983), éditorialiste du quotidien démocrate-chrétien L’Aube, et Emmanuel Mounier (1905-1950), philosophe fondateur de la revue Esprit, n’avaient pas de mots assez durs pour manifester la honte de l’abandon de l’allié tchécoslovaque et dénoncer la faiblesse des dirigeants politiques et des médias français devant la dictature nazie, même si affleure toujours dans les textes de ces optimistes contrariés l’espoir d’une issue positive.

Mounier et Bidault, résistants avant l’heure, au nom des valeurs chrétiennes, humanistes et démocrates

Emmanuel Mounier et Georges Bidault sont deux des grandes figures tutélaires du centrisme français du XXe siècle, pour des raisons sensiblement différentes. Contrairement à Georges Bidault et ses amis de L’Aube, Emmanuel Mounier, trop soucieux de pureté spirituelle, ne s’est pas engagé dans l’action politique au sens partisan du terme, dont il se méfiait beaucoup. Néanmoins, par ses écrits philosophiques, théorisant le « personnalisme communautaire », il contribua largement au débat intellectuel et politique de son temps et eut une influence considérable sur tout un pan de la classe politique française, à commencer par la famille centriste, surtout dans sa frange démocrate-chrétienne.

Emmanuel Mounier

Militant avant-guerre du Parti Démocrate Populaire (PDP), petit parti centriste, Georges Bidault devint, quant à lui, à partir de la Seconde Guerre mondiale l’un des grands leaders de cette famille politique. Mobilisé à sa demande en 1940, prisonnier de guerre puis cadre de la Résistance, dont il présida le Conseil National (CNR) après la mort de Jean Moulin, il fédéra autour de lui les résistants démocrates chrétiens pour former en 1944 le Mouvement Républicain Populaire (MRP), le grand parti centriste de la IVe République. Il occupa ensuite les plus hautes fonctions gouvernementales sous cette République, notamment celles de Président du Gouvernement provisoire, de Président du Conseil et de ministre des Affaires étrangères.

Georges Bidault

Quelles que soient leurs divergences par ailleurs, Mounier et Bidault ont eu la même lecture de la crise des Sudètes et des accords de Munich, lecture qui ne fut pas unanimement partagée au sein de leur famille de pensée. La posture antimunichoise adoptée par Mounier en particulier n’a pas été sans provoquer des remous au sein même de la revue Esprit, connue jusque là pour son positionnement pacifiste. Depuis sa fondation en 1932, la revue a ainsi, à plusieurs reprises, promu le dialogue franco-allemand, en dépit du danger alors incarné par la renaissance du nationalisme allemand. Au lendemain de la remilitarisation de la Rhénanie survenue en mars 1936, Georges Duveau, l’un des cofondateurs de la revue, signait par exemple un appel à la conciliation avec l’Allemagne, ciblant les « peureux » qui se cabrent devant Berlin de crainte de devenir ses vassaux. En juin 1938, Mounier lui-même prônait encore la négociation avec l’Allemagne. Le ton adopté dans « Lendemains d’une trahison », l’éditorial qu’il publia en octobre 1938 suite aux accords et dont nous reproduisons ici plusieurs extraits, ne manqua donc pas d’irriter plusieurs collaborateurs de la revue, parmi lesquels Maurice de Gandillac, Roger Labrousse, Marcel Moré et Bernard Serampuy (F. Goguel) qui publièrent une lettre de protestation dans le numéro d’Esprit daté de novembre 1938. De manière notable, Emmanuel Mounier reçut en revanche le soutien écrit de ses confrères démocrates-chrétiens Francisque Gay, fondateur de L’Aube, et Maurice Schumann, éditorialiste de plusieurs autres journaux démocrate-chrétiens (Sept, Temps présent, La Vie intellectuelle), qui partageaient, comme Georges Bidault, ses inquiétudes.

Compte tenu de ces nuances et tensions internes à la famille de pensée démocrate d’inspiration chrétienne, la convergence profonde des points de vue de Mounier et Bidault sur Munich n’en est que plus signifiante. On recommande vivement la lecture complète des textes qu’ils ont écrits, l’un dans le journal L’Aube l’autre dans la revue Esprit, tout au long de l’année 1938 et en particulier dans ce contexte de la crise des Sudètes et des accords de Munich. Outre la lucidité assez prodigieuse de ces textes au regard de ce qu’il advint quelques semaines, mois ou années plus tard, leur lecture est troublante pour le lecteur d’aujourd’hui qui peut y trouver matière toujours pertinente à réflexion sur les crises et les guerres de son temps. Il suffit pour s’en convaincre de relire les analyses de Georges Bidault sur l’affaiblissement de la Société des Nations, les bombardements aériens des villes de Granollers et Canton ou la conférence d’Evian sur les réfugiés, que bien des observateurs des crises actuelles, de celle du multilaréralisme à celle des réfugiés en passant par les guerres de Syrie et du Yémen, ne renieraient pas. Par choix et nécessité cependant, nous ne présentons ici que quelques exemples, particulièrement éclatants, de cette lucidité appuyée sur les valeurs chrétiennes, humanistes et démocrates, circonscrits à l’épisode des Sudètes et de Munich.

Dans ces textes que vous pourrez retrouver ci-après, Mounier et Bidault, pamphlétaires implacables, n’épargnent aucun acteur et observateur des évènements alors en cours, pas même, s’agissant de Mounier, Esprit et ses amis, mais ils se refusent à la simple dénonciation. S’ils condamnent avec force la démission morale des élites politiques et médiatiques et d’une partie du peuple français face à l’initiative hitlérienne, qu’ils analysent au passage finement, il voient dans le sursaut de l’Allemagne, négatif mais sursaut tout de même, l’occasion d’un sursaut français. « L’humiliation de la France peut dater en même temps le réveil de la France », lance ainsi Mounier après avoir listé, avec prescience, les prochaines étapes de l’offensive allemande. Le texte de ce dernier se termine sur l’espoir de l’unité européenne, une fois qu’auront été désarmés l’esprit de Versailles et celui de Nuremberg. Tandis que Bidault garde la conviction que le peuple français gagnera « la bataille de la Marne de son propre redressement en trouvant en lui-même, à défaut des cadres politiques qui l’ont désemparé, les chefs encore inconnus qui seront dignes de son passé et de sa vocation ». L’avenir leur donnera raison, sur tous les plans, des succès initiaux du nazisme au surgissement de la Résistance, creuset du renouveau français et européen.

Bibliographie :

Crédits photographiques :

Photo de la signature des Accords de Munich : Bundesarchiv, Bild 183-R69173 / CC-BY-SA 3.0 DE (Wikimedia Commons)
Photo de Emmanuel Mounier : Wikimedia Commons
Photo de Georges Bidault : Dutch National Archives, The Hague, Fotocollectie Algemeen Nederlands Persbureau (ANEFO), 1945-1989 / CC BY-SA 3.0 NL (Wikimedia Commons)


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Les éditoriaux de Georges Bidault, datés de mai à octobre 1938, ici présentés sont issus du site de presse de la Bibliothèque Nationale de France (Retronews). Ils sont également accessibles à partir de l’ouvrage intitulé « Les éditoriaux de Georges Bidault : « L’Aube » 1938 », publié en 1992 par l’Association des amis du Président Georges Bidault.

L’éditorial d’Emmanuel Mounier « Lendemains d’une trahison », daté d’octobre 1938, est, quant à lui, issu de la bibliothèque numérique Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Il est, par ailleurs, notamment accessible sur le site internet de la revue Esprit (URL : https://esprit.presse.fr/article/emmanuel-mounier/lendemains-d-une-trahison-30594), et, en version préfacée et annotée, dans l’ouvrage présenté par Michel Winock intitulé « La Trahison de Munich. Emmanuel Mounier et la grande débâcle des intellectuels », publié en 2008 aux éditions du CNRS.

« Quelles concessions ? », G. Bidault, L’Aube, 26-27 mai 1938

Le gouvernement britannique et le gouvernement français insistent à nouveau pour que Prague fasse les concessions indispensables. Ils ont évidemment raison : l’Etat tchécoslovaque ne saurait éluder la nécessité qui s’impose à lui d’élargir notablement sur son territoire les franchises des nationalités allogènes. Mais comment ? Mais jusqu’où ? Voilà le problème. La solution n’en est pas facile.

Il faut d’abord observer que les Allemands requièrent des Tchèques tout ce qu’ils refusent eux-mêmes à leurs propres minorités. Même situation en Pologne, ce qui est intéressant à rappeler au moment où une communication officieuse de Varsovie dément le rôle honorable qui avait été prêté – témérairement, avouons-le – au colonel Beck. Tous les griefs que quelques spécialistes improvisés puisent dans des trésors de fraiche érudition doivent être adressés d’abord à d’autres qu’à la Tchécoslovaquie. En premier lieu à ceux qui ont l’audace de se faire ses accusateurs.

Mais nous ne sommes pas, hélas ! en un monde où l’on ait souci des justes proportions. Aussi ceux qui ont à peu près tout à se reprocher n’hésitent-ils pas à déchaîner sur le gouvernement de Prague un tourbillon de critiques dont ils ont préalablement négligé de rechercher s’ils y échappaient eux-mêmes. Il faut pourtant s’accommoder d’une telle situation. Par notre faute, nous en sommes à cette situation humiliée d’avoir à enregistrer, pour cause de réalisme, le rapport brutal des forces et parfois même, ce qui est encore pire, le rapport des scrupules.

Il reste une difficulté. Quelles concessions devrait faire la Tchécoslovaquie ? En termes à peine déguisés, je vois qu’ici ou là on déclare que les Tchécoslovaques ont à concéder tout ce qu’on leur demandera. Personne naturellement n’ose le dire clairement, mais c’est bien le sens.

Je dis non. La Tchécoslovaquie est un Etat mal fait, c’est entendu. Le traité de Versailles est un traité mal fait, c’est entendu. On s’est opposé sottement à une révision pacifique des traités à l’époque où une telle révision était praticable. Mais ceux qui nous ont reproché de ne pas nous en tenir à la lettre n’ont pas qualité pour plaider aujourd’hui l’abandon de l’esprit.

Il y a des choses que la Tchécoslovaquie ne peut pas, ne doit pas céder. Allons-nous lui conseiller de rompre elle-même l’alliance que nous avons signée avec elle ? Allons-nous lui recommander, ne fut-ce que sur une fraction de son territoire la mise en vigueur du « paragraphe aryen » ? Allons-nous lui indiquer des emplacements pour les camps de concentration destinés à recevoir nos amis fidèles, les hommes de culture française, les démocrates, les Juifs, les religieux, les syndicalistes et en général tous les hommes libres ?

S’il est des Français pour croire que l’Angleterre et la France ont à donner de tels conseils, même voilés, j’attends qu’ils le disent. C’est cependant ce qu’insinuent, si les mots ont un sens, quelques hommes qui en face de l’agression hitlérienne, trouvent que le gouvernement tchécoslovaque manque de modération. Ni la France ni l’Angleterre, ni le peuple ami dont la dignité dans l’épreuve redouble notre fierté d’alliés ne se prêteront à d’autres concessions qu’à celles qui peuvent préserver la paix sans livrer l’honneur.

« Ceux qui trahissent la paix et la patrie », G. Bidault, L’Aube, 11-12 septembre 1938

Nous haïssons la guerre et, à la différence de certains néophytes du pacifisme, nous la haïssons depuis toujours. La guerre est un crime, une catastrophe et une sottise. Quand il s’est agi d’organiser la paix, quand il s’est agi de réaliser l’apaisement des esprits et des coeurs, quand il s’est agi d’obtenir le désarmement bilatéral et son contrôle, nous avons toujours été – et au prix de quels outrages ! – avec ceux qui, fidèles au sacrifice des morts, voulaient à jamais empêcher le retour du cauchemar. Chaque fois, nous avons trouvé contre nous l’acharnement de ces mêmes hommes qui, après avoir écarté toute conciliation, quand la conciliation était possible, en sont aujourd’hui à réclamer l’agenouillement de la patrie devant le péril que leur fanatisme et leur aveuglement ont contribué à ressusciter.

Nous, nous n’avons pas changé. Si des sacrifices peuvent fonder la paix, nous proclamons que ces sacrifices, même lourds, même très lourds, doivent être consentis. Si, par exemple, en échange de la neutralité tchécoslovaque, l’Allemagne s’engageait dans la voie d’un désarmement contractuel et vérifié, la neutralité tchécoslovaque serait en effet un élément de solution. Est-ce de cela qu’il s’agit ? Nullement. De prétendus nationalistes réclament aujourd’hui qu’on « laisse tomber » les Tchèques, sans autre contre-partie que de gagner quelques semaines et de perdre quelques alliés avant la ruée ou l’abdication. Je conçois qu’on calcule, avec cynisme, que la Tchécoslovaquie sera le prix qu’on achètera la paix. Mais peut-on croire sans démence, ou affecter de croire sans trahison que l’abandon d’un peuple ami puisse détourner demain le Reich des nouvelles entreprises que son chef a toujours proclamées nécessaires et dont nous sommes les victimes désignées ?

L’abandon de la Tchécoslovaquie se présente donc non seulement comme une action sans honneur, non seulement comme une action sans profit, mais comme un geste qui sauve, si on peut dire, trois semaines de présent pour perdre irrémédiablement l’avenir. Il se trouve cependant des gens, parmi ceux précisément qui font profession de dénoncer depuis vingt ans l’Allemagne et ses desseins, pour réclamer que la France se réserve à la seule défense de ses « intérêts immédiats ». « Y en a marre des Tchèques », matraqueurs des pauvres Sudètes, etc. Ne croyez pas que j’invente. Vous trouveriez tout cela et pis encore dans les articles qu’ont publiés ces jours-ci deux quotidiens marseillais, Le Petit Marseillais et Le Soleil de Marseille, articles qui, dans les circonstances où ils ont encouragé Hitler, constituent au sens propre du mot des actes de haute trahison.

Le peuple français qui aime passionnément la paix saura se souvenir de ceux qui, par fanatisme pour les régimes fascistes, l’ont lâchement frappé dans le dos. Il fera tout pour sauver la paix, et il sait que ce n’est pas en se suicidant qu’il la sauvera. Mais il n’oubliera pas qu’au moment critique le péril a été aggravé du fait de l’usage que l’adversaire a pu faire de ce qu’ont publié chez nous au détriment du salut public les rédacteurs du Bonnet blanc de la nouvelle trahison.

« Tout de même, pas de débandade », G. Bidault, L’Aube, 22 septembre 1938

Après les journées étouffantes que nous avions déjà vécues, nous pensions avoir atteint le fond. C’était une erreur et nous avons connu pire.

On lit dans Paris-Soir une version de la nuit et de la journée d’hier à Prague selon laquelle la France et l’Angleterre faisaient savoir qu’au cas où la Tchécoslovaquie ne consentirait pas au « plan franco-britannique » de cession des districts sudètes à l’Allemagne, M. Benès devrait perdre « ses dernières illusions ».

Nombre de Français, en lisant ce récit n’ont pu manquer de lui refuser créance. Malheureusement ce récit est confirmé de point en point par le texte radio-diffusé de Prague qui explique dans quelles conditions le consentement au « plan franco-britannique » lui aurait été arraché. Les événements vont vite et nous allons maintenant passer à d’autres exercices pour lesquels nous avouons que la France ne se présente pas en brillante posture. Pourtant, ne serait-ce que pour l’histoire et pour ceux qui dans ce pays sont restés attachés à la notion d’honneur national, il est important de savoir si c’est bien une telle attitude que comportait le « plan franco-britannique » qui fut exposé au retour de Londres. Je n’ai pas gardé le souvenir que ce qui a été dit naguère du « plan franco-britannique » par les voix les plus autorisées, ait comporté quoi que ce soit de ce genre. Je n’ai lu nulle part que le gouvernement tchécoslovaque ne serait pas laissé libre et qu’à Londres le traité de 1925 entre Paris et Prague avait été à l’insu de l’un des signataires subordonné à une convention postérieure. Une impression de trouble et de honte se dégage invinciblement du développement des faits depuis une dizaine de jours.

Mais l’histoire, nous la ferons plus tard, si nous sommes encore de ce monde et s’il reste à la surface de la terre un pays libre où l’on puisse encore l’écrire. Sous la pression franco-anglaise, le gouvernement tchécoslovaque a accepté la cession des Sudètes à l’Allemagne. Ce deuxième Anschluss a été imposé par des puissances que la Tchécoslovaquie avait toute raison de considérer comme amies. Nous avons donc protesté avec colère et avec larmes – colère tardive, larmes vaines – contre le premier Anschluss. Nous avons de nos mains accompli le second. Et en échange de ce sacrifice de prestige d’intérêts et d’honneur dont je cherche en vain l’équivalent dans toute notre histoire, personne n’est capable de dire quelles garanties concrètes nous aurions obtenues pour la paix d’après-demain.

Maintenant, tout de suite, un nouveau problème se pose : que va dire le Führer ? A la vérité, on s’en doute. Il va dire qu’il exige maintenant pour la Hongrie et pour la Pologne le bénéfice de ce qu’il a obtenu pour lui-même. Cette perspective n’a pu manquer d’inquiéter les plus déterminés optimistes d’hier. Voici ce que dit Le Temps :

« Que l’on réfléchisse à ce que serait l’avenir de l’Europe si la crise devait continuer à évoluer dans ce sens, si, du fait des revendications polonaises et hongroises, d’autres amputations de l’Etat tchécoslovaque devaient  être envisagées, et si d’autres frontières de ce pays devaient être remises en question. D’une part, l’intervention en force de la Hongrie aux côtés du Reich risquerait de faire jouer automatiquement le traité qui lie les trois Etats de la Petite-Entente, et il en résulterait un conflit qu’il serait difficile de localiser. D’autre part, l’asservissement définitif de la Hongrie à l’influence allemande – et, avec le mouvement national-socialiste qui se marque déjà avec tant de force dans ce pays, cette éventualité n’est certainement pas exclue – aurait pour effet de porter directement l’hégémonie politique et économique germanique jusqu’aux portes de la Roumanie et toute la région balkanique. Il y a là une situation en présence de laquelle la France et l’Angleterre doivent se concerter d’urgence et adopter une position commune avant que M. Chamberlain fasse le voyage à Godesberg et avant que l’Europe se trouve devant un nouveau fait accompli. »

Evidemment, mais peut-être aurait-il fallu y penser plus tôt. Quand on fait une chute en montagne, il faut se raccrocher dans les premiers mètres, sinon on est perdu. Je veux croire que nous en sommes encore à l’extrême limite du moment où il est encore possible de se raccrocher. Mais maintenant, il n’est plus possible sans catastrophe totale de se laisser dégringoler plus avant vers l’abîme. Le « plan franco-britannique » est quelque chose qui a été présenté sous les couleurs les plus favorables, qui est en fait un immense abandon. Du moins faut-il s’y tenir, s’y tenir absolument. Sinon, dans l’espace de quelques mois ou de quelques semaines, tout y passera, tout, absolument tout. Est-ce qu’on va se résigner à cela ? Nous pas, jamais.

« Lendemains d’une trahison », E. Mounier, Esprit, octobre 1938 (texte signé par E. Mounier le 22 septembre 1938) – Morceaux choisis

Depuis six ans nous attendions que la France reçût quelque blessure salutaire. L’inquiétude sociale, les déceptions européennes avaient passé sur elle sans la sortir plus longtemps que pour quelques semaines d’une sorte d’indifférence pernicieuse. Nous pensions qu’elle était trop riche de biens et que le choc vital naîtrait un jour d’une certaine pauvreté. En mars, nous avons cru le temps venu. Mais un siècle de médiocrité n’avait pas sans résultat fait cheminer sa décomposition souterraine. Le 20 septembre 1938, l’effondrement a révélé le mal. Ce jour-là, un pays qui jouait un sursis de réputation sur Saint Louis et Vincent de Paul, la chevalerie et les soldats de l’an II, sur les croisades et 48, s’est retiré le droit à son héritage, jusqu’à ce qu’il le reconquière à la force d’une nouvelle histoire. Quand des hommes, un régime, un pays qui se sont faits pendant vingt ans les champions de la parole donnée et du droit des petites nations, renient leur signature avec préméditation, et en vingt-quatre heures, avec une sorte de hâte irritée qui sent le crime crapuleux, bousculent leur « protégée » vers le suicide, comment ne pas parler de déshonneur ?

(…) Si nos gouvernants ont choisi une paix ignominieuse, ce n’est pas seulement parce qu’eux-mêmes manquaient de foi et d’autorité. C’est parce qu’au même moment, démoralisés par le même mal, les rues et les villages de France grouillaient d’hommes suant de peur, que n’intéressaient ni la justice des Sudètes, ni la justice des Tchèques, ni l’Allemagne, ni l’Europe, ni la France, encore moins l’innocence de la France et même l’injustice de la guerre, mais une seule chose : un moratoire de tranquillité. Les bruits de guerre les trouvaient devant la mort aussi ahuris et éperdus qu’eût fait un banal accident de taxi, un morceau de corniche leur brisant le crâne. Une bourgeoisie désemparée qui n’a plus d’ardeur qu’à se défendre contre ses terreurs et redoute de toute aventure l’écroulement de son privilège, un petit peuple étourdi d’alcools qui pense à ses économies : on ne nous fera pas croire que c’étaient là des hommes qui ne voulaient pas tuer ; c’étaient bien plus simplement des hommes qui ne voulaient pas se battre. Et si des hommes résolus à ne pas tuer, à imposer un ordre d’où l’homicide direct et indirect soit éliminé, peuvent être une force inestimable de résistance, des hommes résolus à ne pas se battre ne font que surexciter les guerriers. Saint Augustin nommait la paix la sérénité de l’ordre. Elle est pour eux la tranquillité du désordre. Les uns imaginent que la paix est un bien que l’on garde sans bouger, méritant par cette sagesse une exemption d’infortune. Ils s’étonnent : « Que nous veut-on ? Nous ne réclamons rien, si ce n’est la sécurité de nos frontières, rien que de continuer à vivre, toucher des rentes, aller au cinéma, coucher et vivre sur notre réputation ». Ils voient la France comme une sorte de zone morte qui pourrait rester fixe quand tourbillonneraient autour les civilisations. Ils ne se rendent pas compte, nous ne nous rendions pas compte que ce soir où, en même temps que des millions d’hommes, nous nous sommes laissés suspendre devant un appareil beuglant à des paroles que nous entendions mal, tout notre avenir arrêté contre cette minute, nous acceptions déjà l’esclavage de cet homme. Le jour où ceux dont nous parlons ont accueilli la paix sauvée par notre démission avec ce « lâche soulagement » que Léon Blum avait au moins le courage d’avouer, on les eût étonnés de leur dire qu’ils jouaient sur un immense clavier humain le jeu d’une volonté que huit jours avant ils redoutaient. Hitler n’est pas seulement le dictateur de l’Allemagne. Pendant huit jours il a été le maître de la France, et de tous ceux dans le monde qui lui ont refusé dans leur coeur une de ces mille et une résistance dont on fait un barrage de civilisation.

Tout n’est pas encore dit. Il faut découvrir le visage de cette bourgeoisie française dont Le Jour et Gringoire ont été, pendant la crise, les porte-paroles. Il ne s’agit plus, avec elle, de soumission inconsciente. Très lucidement, bien qu’ils se couvrent encore de formes bienséantes, ils admirent. Bourgeois, ils admirent la puissance et le succès. Décadents, ils frémissent sous les manières brutales. Petits-bourgeois par le coeur, ils s’extasient sur les alignements, la pompe, la parade, sur ce comédien mystique qui devant cent mille hommes, quand les dieux le saisissent, pousse un bouton pour faire converger sur lui une batterie de projecteurs. Et surtout, propriétaires en alarmes, ils voient dans ces masses compactes, dans cette police insinuée jusqu’aux ramures de la vie privée, dans cet ordre de fer, la garde prétorienne qu’ils n’osent demander aux démocraties contre les menaces « du communisme ». Toute leur pensée internationale s’est épuisée à creuser une ligne Maginot en marge des dynamismes européens. Toute leur pensée politique se réduit à préparer, avec un béton humain, une ligne Maginot inviolable contre les dynamismes révolutionnaires. Ils se trompent sans doute radicalement sur le sens des fascismes, qui n’utilisent la force bourgeoise que comme une plaque tournante. Mais ils pensent avec celui d’entre eux qui disait il y a 50 ans se sentir plus près d’un hobereau prussien que d’un ouvrier français. On ne comprendra rien au comportement de cette fraction de la bourgeoisie française si on ne l’entend murmurer à mi-voix : « Plutôt Hitler que Blum ».

Une bourgeoisie aux abois ; une vie politique sans foi ni loi ; un peuple usé de déceptions et de divertissements, voilà les responsables de la démission de la France.

(…) Certes nous nous tenions en garde. L’antifascisme est un bon prétexte, multiplié dans certains cas par le motif religieux, pour ranimer dans l’âme populaire et dans la sentimentalité bourgeoise le vieil antigermanisme que l’école primaire et l’Académie ont consolidé par toutes sortes d’images et de confusions sentimentales depuis nos enfances trop nourries d’Alsace-Lorraine. On rapporte que c’est un journal d’inspiration chrétienne qui a pour la première fois, ces jours derniers, réimprimé le mot « boche ». Sous la plume d’un Cardinal, qui a pourtant montré en d’autres circonstances une courageuse intelligence des exigences de l’esprit chrétien, nous voyons ressortir, par une sorte d’automatisme lyrique, le style et l’anecdote réconfortante du Bulletin des armées. Cela venait de loin. Depuis quelques mois, un hebdomadaire qui n’a jamais été professionnellement nationaliste nous ramenait ces dessins affectés à la propagande morale où la vulgarité du trait, la bêtise et la déclamation s’essoufflent ensemble au pathos. Je me rappelle le pincement que j’ai senti quand le premier est apparu, chassant le monde angélique et distrait de Jean Eiffel. Et s’il appartient à une polémique aveugle ou de mauvaise foi d’accuser dans toute attitude de résistance une politique de guerre, sans en examiner l’inspiration, il n’est pas contestable que les slogans communistes en cours depuis trois ans ont désarmé la psychologie populaire de toutes ses méfiances contre les illusions de la guerre.

Mais la grande duperie de ces jours derniers a été de persuader l’opinion que le choix inéluctable était entre la résistance identifiée à la guerre et la paix identifiée à l’abandon.

Je n’ai pas à revenir sur les mobiles détestables qui ont imposé ou favorisé cette conviction dans l’opinion démissionnaire. Le malheur est qu’elle trouvait dans les meilleurs sentiments une apparence de légitimité. Je ne signalerai que les deux principaux glissements.

On a évoqué le caractère incontestablement allemand des territoires qui ont fait l’objet du litige, et la volonté des populations intéressées. Cette volonté, il est vrai, a pu rester pendant quinze ans silencieuse et l’excitation artificielle d’une bonne propagande sait aujourd’hui créer de telles « volontés » collectives à partir d’un germe insignifiant. Mais celle-ci était vivace en 1919 ; n’ayant cédé qu’à la force, elle devait renaître de la force. le droit tant de fois invoqué par nous des nationalités à la libre disposition semblait jouer à plein, et la propagande allemande ne s’est pas fait faute de le rappeler bruyamment à l’« hypocrisie des démocraties ». 

Qu’est-ce à dire ? Que cette volonté était en effet un élément capital du problème. Mais il semble que ce principe des nationalités soit dans l’esprit public chargé d’ambivalences. Il couvre d’abord le principe d’une liberté culturelle des minorités : droit à conserver leur langue, leurs coutumes, et une certaine autonomie administrative, dans les plus larges limites compatibles avec la cohésion d’un Etat qui s’impose à un moment donné comme réalité historique. Mais il est interprété aussi, par l’Allemagne actuelle notamment, comme le droit pour quiconque appartient à un groupe culturel national d’appartenir à la communauté politique la plus puissance qui représente cette culture. On ne peut en deux lignes discuter cette seconde formule. Remarquons seulement qu’elle ne correspond pas à un mouvement spontané de l’histoire (l’unité suisse le prouve, et la manière dont elle se renforce de jour en jour à mesure que ce principe même la menace). Lorsqu’elle est revendiquée par un système centraliste, elle tend à aggraver l’hypertrophie des Etats massifs, qui est une pente catastrophique de l’histoire moderne. Quand bien même enfin, elle devrait jouer sous cette forme comme un des éléments d’un équilibre international, il est certain qu’elle ne peut jouer seule, cet équilibre étant fait d’autant de circonstances économiques, stratégiques et politiques que d’exigences linguistiques ou psychologiques. Et ceux qui se sont laissés intimider par cet argumentation d’Hitler ont peut-être omis de remarquer que l’évocation du droit des minorités contre l’hypocrisie démocratique, de ces pauvres minorités qui ne pouvaient faire le salut qu’elles désiraient et chanter les chansons qu’elles aimaient, venait quelques minutes après ses vociférations contre la minorité juive allemande et la minorité communiste allemande…

Je vois d’autres esprits qui ont été les premiers à demander, après la guerre, la révision pacifique des traités. Ils ont combattu héroïquement pour le désarmement des coeurs et contre les iniquités de Versailles. Ils redoutent très justement aujourd’hui qu’un certain antifascisme vienne au secours du poincarisme déclinant chez ceux qui ne s’en étaient détachés que par l’usure du temps. Ils voient en Hitler un justicier brutal, dont ils réprouvent les méthodes, sans qu’à leurs yeux elles entachent la justice de ses revendications européennes, de celles du moins qui se bornent à neutraliser les injustice du Traité.

Leur attitude serait en effet inattaquable si Hitler était essentiellement un redresseur de torts, même violent. Mais il leur échappe qu’il n’y a pas identité, pas même continuité entre nos revendications d’hier pour la réparation des injustices de Versailles et la poussée hitlérienne d’aujourd’hui. L’impérialisme spirituel et national qui est au coeur de l’hitlérisme se sert des injustices de Versailles, mais il englobe leur redressement dans un système qui en transforme substantiellement la nature et la portée. Le problème sudète, c’est la disparition du « bastion » franco-russe et de la troisième frontière, c’est le blé de Hongrie, le pétrole de Roumanie. On ne peut plus parler du rattachement des Sudètes à l’Allemagne comme d’une opération isolée, se suffisant à elle-même. Il est désormais le ressort d’un fait historique global et indissociable. La liberté des Sudètes, c’est toute l’Europe Centrale appelée à renforcer l’oppression de millions de juifs, de chrétiens, d’ouvriers, d’hommes libres. Le problème se pose dès lors, et sans hypocrisie aucune, comme nous le rappelions le mois dernier, de savoir si justice doit être rendue à qui se sert de la justice pour nourrir l’injustice, ou encore, disait Aristote, si l’épée que je détiens d’un fou, je dois la lui rendre du moment où il menace de s’en servir comme un forcené. Je crains qu’à ne pas tenir compte de ce caractère global du fait hitlérien, on ne cède à la vitesse acquise d’une pensée formée avant son intervention dans la réalité européenne, et pour tout dire, qu’à redouter un tel réel automatisme anti-nazi on se paralyse dans l’automatisme de l’anti-anti-nazisme. Nous avons parlé naguère d’un phénomène analogue à propos d’une certaine forme crispée quoique désintéressée, d’anti-communisme.

Ce n’est pas seulement la nature, mais le style de la manière nazi que le réalisme historique préconisé dans ces pages nous invite à reconnaitre : car il commandera le style de notre défense. Il n’est pas question, bien entendu, d’une imitation où nous perdrions tout simplement notre âme. Mais une certaine équivalence d’énergie et un certain synchronisme de rythme peuvent être atteints sans que nous assumions pour cela un esprit étranger au nôtre. Notre petit-bourgeois nationaliste se persuade communément que l’Allemagne nazi a, tout comme un de nos juristes ou un de nos paysans, un registre bien arrêté de revendications qu’elle poursuivra jusqu’à épuisement, après quoi, comme lui, elle prendra sa retraite et digérera. C’est méconnaitre du tout cette volonté allemande que nous décrivait déjà Rivière, qui ne se conçoit qu’à mesure qu’elle s’épand, jamais lasse de se dépasser en se niant. L’impérialisme hitlérien a multiplié cette force expansive, et son cynisme sait au bon moment en multiplier la vitesse ; on l’a bien vu ces dernières semaines : ne parlons pas d’hypocrisie ; un résultat acquis n’est déjà plus voulu par cette force tumultueuse. Ajoutons qu’une surtension lyrique et un vertige d’autorité crée le besoin d’un certain style de haute lutte, qui goûte la conquête et la victoire plus que le résultat, et qui rend M. Hitler, à l’heure où j’écris, impatient d’attendre les cadeaux de M. Chamberlain qu’il désirerait si fort trancher à vif dans l’histoire. On conçoit qu’à ce régime les habitudes démocratiques se sentent quelque peu surmenées. Qu’à cela ne tienne. Que les démocraties écoutent les conseils pertinents que leur donne aimablement en dix langues M. Emile Ludwig*. Qu’elles forment une « nouvelle sainte alliance », point prêcheuse ni tapageuse, mais intraitable. Qu’elles opposent menace à menace, force à force, intimidation à chantage. Qu’elles renoncent à la maladie des sous-commissions et au vice des non-interventions, et se fassent un style d’action foudroyant. Qu’à l’image de l’homme qui a pris soin de coucher noir sur blanc tous ses projets dans un gros livre que depuis longtemps personne ne croit jamais au delà des chapitres déjà réalisés, elles appellent les choses par leur nom, disent leurs volontés sans détours. Qu’elles pratiquent la représaille automatique, tant qu’un autre langage ne sera pas compris. Car, nous voilà au fait : seul ce style en force détournera une mentalité fasciste de l’usage de la force. A tous ceux qui nous répètent que la résistance, c’était la guerre, ne cessons de répondre que l’énergie seule intimide la violence, qu’elle prend toute hésitation pour faiblesse, toute concession pour encouragement. Le gendarme est bon enfant : mais ce n’est pas en levant les bras au ciel d’un air scandalisé et touchant qu’il élimine les chauffards de la route.

C’est parce qu’ils ont méconnu ces vérités premières que des hommes par ailleurs usés de scepticisme et de petites malices parlementaires, encombrés de scrupules errants dans une volonté défaite, ont consommé trahisons sur abandons. Ils nous livrent en ce début d’hiver, une situation intérieure et extérieure dont nous ne devons pas nous dissimuler l’exceptionnelle gravité. C’est dans la mesure où nous pouvons déjà voir clair en elle que nous avons maintenant à lui faire face.

(…) L’humiliation de la France peut dater en même temps le réveil de la France : à condition que par la blessure de la faute une grâce radicalement neuve ait pénétré. Mais attention ! Nous voici dans un état de désespoir et de réprobation voisin de celui que l’Allemagne connut en 18. La mystique du réveil national, si ce pays n’est pas exténué, va surgir avec violence de tous côtés. Tout espoir est permis si ce réveil se fait avec sérieux et maîtrise, dans la ligne de nos vocations les plus constantes – les plus constamment trahies – dont le sens de la personne et de la liberté est une pièce maîtresse. Jamais cependant, à cause de notre fatigue même, de nos déceptions accumulées et du sentiment de notre humiliation, la tentation du fascisme ne se présentera plus virulente que cet hiver. Il faudra une résistance peu commune à ce pays pour ne pas se laisser entraîner au mirage de l’adversaire qui l’a dominé en même temps qu’il le poussait à sa chute, qui le pressera de tous côtés et continuera quelques temps sa prestigieuse carrière. Une excitation patriotique sommaire, s’assurant la complicité d’un désir de réhabilitation rapide et facile, peut nous détourner de la méditation historique qui s’impose à nous et servir, aujourd’hui plus qu’hier, tous les détournements des intérêts établis ou des ambitions naissantes. Des aventuriers croiront ce désarroi propice à tenter leur chance. La moindre maladresse, la moindre outrance des forces ouvrières sera facilement présentée à l’opinion comme un acte de trahison nationale pour lui faire accepter la mise en veilleuse des libertés sociales. Les jeunes français qui nous lisent peuvent croire que ce n’est pas sans émotion que nous leur traçons ce tableau. Le seul fait d’en joindre les pièces leur prête une fatalité qui effraie… Jeunes camarades à qui nous disons nous aussi : « France, réveille-toi », pensez que nous devrons nous cramponner de toutes nos forces au volant de notre action pour qu’elle ne nous entraîne pas dans les régions mortelles où depuis vingt ans, chaque peuple désespéré a vainement réfugié son désespoir. Mais si jamais notre tâche s’est précisée avec une urgence éclatante, c’est bien dans cet instant critique.

Et maintenant qu’au milieu de la nuit des bruits de guerre reviennent traverser notre chemin, si tout cet avenir vient à être bousculé par la catastrophe totale, nous répondrons à la mobilisation de nos corps : nous refuserons la mobilisation de nos consciences, que nos amis en soient assurés. Notre poste de combat sera en tout lieu où manoeuvreront nos principaux ennemis en cette affaire : le mensonge, la haine et l’avilissement des coeurs. Notre rôle sera de maintenir un peu d’humanité dans une condition inhumaine, et de préparer, contre la démence collective, les conditions d’une paix juste, mesurée, créatrice.

Il ne sera pas différent si la guerre est retardée. Le devoir de résistance au mal ne nous fera pas oublier l’ensemble de notre devoir international. Plus énergique sera le coup de frein, plus rapide doit être l’initiative créatrice des nations libres. Immédiatement, une Europe est à mettre sur pied, et elle ne le sera qu’à une seule condition : désarmement. C’est le mot qu’il faut imposer immédiatement. Il englobe l’esprit de Versailles et l’esprit de Nuremberg. Il est la clé de toute œuvre durable.

*E. Ludwig : La nouvelle Sainte Alliance (Gallimard)

« Profitez du soulagement général pour faire le désarmement », G. Bidault, L’Aube, 2-3 octobre 1938

L’accord de Munich a été débordé par une menace polonaise le jour même où il est entré en application. Etant donné le mouvement général du monde depuis trois semaines, personne ne peut s’en montrer surpris. On a cru régler à Munich la question tchécoslovaque : en fait, on a ouvert la question danubienne. Que personne ne s’imagine que, le glissement commencé, les choses s’arrêteront à moitié chemin. Il faudra aller jusqu’au bout : cela doit être désormais considéré comme acquis. Les crans de résistance que toute la presse française, M. Bailby en tête, réclamait la semaine dernière, sont dépassés à l’heure qu’il est. Que ce soit dans l’enthousiasme, dans l’illusion ou dans la résignation, il n’y a qu’à enregistrer le fait accompli et à subir le fait inévitable.

Que faire alors ? Une chose très simple : s’appuyer sur le sentiment universel de délivrance pour assurer à tous la paix durable. Nous aurons certainement d’autres sacrifices à faire et que nous ne consentirons pas tous par procuration. Du moins faut-il qu’en échange nous ayons non pas le répit, mais la paix, c’est à dire l’impossibilité concrète de la guerre.

Le recours aux armes a été écarté au prix d’un sacrifice immense consenti par nous au détriment de l’Etat tchécoslovaque. Il en est résulté partout une baisse de tension militaire qu’il est absolument indispensable de mettre à profit. Ou le monde va désarmer, et la joie générale des jours qui viennent de s’écouler aura valablement salué l’aurore de la paix. Ou la course aux armements va se poursuivre dans des conditions considérablement empirées en ce qui nous concerne et le soulagement momentané que nous avons ressenti aura été une des plus poignantes duperies de l’histoire.

Il faut que le monde désarme. N’espérons plus qu’il désarmera sur les bases qui furent refusées voici peu de temps par des hommes qui nous traitent maintenant de bellicistes.

Le désarmement ne se fera évidemment que sur des bases qui tiendront compte et des événements récents et de la cohésion intérieure des nations en cause, ces critériums ne nous étant pas présentement favorables. Du moins le désarmement supprime-t-il la possibilité d’agression brusquée, et l’usage du chantage à la guerre. Est-il encore possible qu’après avoir refusé le conflit, les nations d’Europe continuent à accumuler par dizaines et par centaines de milliards les dépenses militaires, dans le fol espoir que la paix définitive sortira d’une telle concurrence ?

Si on ne limite pas les armements par un accord qui doit être prompt et général, les journées qui viennent de se dérouler auront abouti à livrer à l’Allemagne dans des conditions que ne ménagent pas notre amour-propre, l’armement tchécoslovaque que nous avons fourni et payé, sans parler même de l’armement polonais que nous avons fourni et payé, ni de l’armement roumain que nous avons fourni et payé. Alors, la paix. Tout le monde a reculé devant la guerre. Qu’on profite de ce recul et qu’on en finisse. Je ne vois pas comment on pourrait continuer à dépenser des sommes fabuleuses, conduisant à la ruine générale, puisque maintenant le sursaut international des victimes désignées a repoussé l’éventualité du massacre.

On ne s’est pas battu pour la Tchécoslovaquie. Et les peuples qui ont, à plusieurs reprises déjà, signé l’engagement de ne recourir à la guerre en aucun cas, vont-ils après ce pathétique holocauste continuer d’aligner les canons pour de nouveaux ultimatums et de nouvelles angoisses ? Puisque tout le monde est d’accord pour régler sans guerre les questions pendantes, puisque le système existant en Europe est en voie de liquidation accélérée et que les requérants n’ont pas à se plaindre des satisfactions qui leur sont accordées, puisque la révision des traités à laquelle on a opposé si longtemps, malgré nous, un refus brutal est en train de s’accomplir en avalanche sans que les garants des traités se croient tenus à tout risquer pour les maintenir, alors, que du moins les négociateurs laissent leurs mitraillettes au vestiaire.

L’Europe de demain ne ressemblera pas à celle d’hier. Et il sera permis, même dans la joie de la paix maintenue, à un Français qui se souvient du rôle qu’a tenu son pays de marquer que la différence sera lourde à notre détriment. Mais puisque l’amour de la paix a conduit la France tardivement à accepter ce remaniement du statut continental que les hommes aveuglés nous ont refusé au temps où nous pouvions l’accomplir selon nos propres maximes, du moins que les méthodes de violence fassent trêve et que les sacrifices consentis aboutissent non pas seulement à la démobilisation, mais au désarmement. Que les canons braqués ne soient pas seulement déchargés, qu’ils soient désarmés. Sinon nous ne respirons aujourd’hui que pour périr demain.

« L’heure du bilan », G. Bidault, L’Aube, 19 octobre 1938

On commence à savoir, ou à deviner, le sens véritable et le prix exact des accords de Munich. Quand tout le monde aura compris, des comment ? et des pourquoi ? crépiteront d’un bout du territoire à l’autre. Alors, les réponses dilatoires et les allusions expéditives auront perdu leur charme devant la révélation dramatique d’une vérité trop tard connue.

Pourtant, le plus urgent n’est pas là. Le plus urgent n’est pas de « régler les comptes », selon ce que tous réclament, y compris ceux qui devraient se taire. Le plus urgent est de savoir ce qu’on va faire? Après la sécurité collective, assassinée par le mensonge, le système des alliances a péri à son tour, et de la même manière. Et maintenant ? La politique de M. P.-E. Flandin soulève contre elle dans tout le pays une salubre colère. Du moins cette politique a-t-elle un but, une apparence de logique et le mérite de s’avouer. Si ce n’est pas cette politique-là que nous allons faire en évitant de le dire, les Français ont le droit de savoir de quelle autre façon on comblera le vide affreux qui investit maintenant leur pays. Pourquoi ne leur dit-on rien ? Pourquoi ce régime démocratique dont Le Temps et quelques autres font si bruyamment état n’est-il pas mis en mesure de comprendre et d’approuver les grandes pensées qui sont assurément en train d’éclore ?

Hélas ! rien n’apparaît à l’horizon, que la poussière des ruines et la lueur de l’orage? Nous n’avons rien su avant, nous ne savons rien après. On dirait que la formule du jour est, avec préméditation, un va comme Hitler te pousse qui ne nous promet rien qui vaille.

Que pouvait-on tirer au lendemain de Munich de l’universelle haine de la guerre dont ceux qui l’éprouvaient le plus profondément ont jusqu’ici seuls payé les frais ? Peut-être rien, je le dis brutalement. Mails il fallait au moins essayer l’une ou l’autre des solutions dont le succès eût légitimé le sacrifice.

Quelles solutions ? Il y en avait trois, d’ailleurs complémentaires l’une de l’autre : le désarmement, le règlement général, le retour à la collaboration des peuples. Nous sommes pour les trois. Si nous avons parlé comme nous l’avons fait, c’est parce que nous avions les motifs les plus graves de penser que rien de tout cela n’était envisagé en conséquence de Munich.

Des jours précieux ont été perdus. A crier « Victoire » (Le Matin), à parler d’« Austerlitz » (Le Jour). Maintenant il n’est plus question que de fabriquer des avions et de renforcer notre force militaire. En somme, il s’agit – et toujours sur le plan de la menace de guerre – de remplacer ce que l’abandon du peuple tchèque nous a fait perdre.

Ne nous abandonnons pas au désespoir. Nous n’en avons pas le droit. Le peuple admirable de notre pays est capable des sursauts les plus magnifiques. Il est capable de rejeter brusquement les liens dont veulent l’entourer les conseilleurs d’abandon. Il est capable de gagner la bataille de la Marne de son propre redressement en trouvant en lui-même, à défaut des cadres politiques qui l’ont désemparé, les chefs encore inconnus qui seront dignes de son passé et de sa vocation.

Pour nous, nous ne renions rien de ce que nous avons dit, à aucune époque. Nous haïssons la guerre, nous ne haïssons pas l’Allemagne, mais nous haïssons l’injustice. Demain comme hier, tant qu’il nous restera le souffle, nous travaillerons pour que la société des peuples retrouve la seule sécurité qui vaille : celle qui s’établit dans la paix sous le signe de la justice.

Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.

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