Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

Reprendre la maîtrise de notre destin

En 2020, le Cercle Agénor poursuit son exploration engagée des grands thèmes de la politique étrangère. La guerre et la paix, les nouvelles dynamiques stratégiques et régionales, la construction européenne, ont occupé nos travaux précédents. Place maintenant à la question de la souveraineté, dans un contexte international agité par de multiples mouvements de contestation citoyenne, qui révèlent un grand malaise démocratique, le sentiment largement partagé d’une dépossession de la maîtrise de son destin.

« Dérivée du latin superus (« supérieur »), la notion de souveraineté désigne l’autorité suprême, le pouvoir qui l’emporte sur les autres. »

Dérivée du latin superus (« supérieur »), la notion de souveraineté désigne l’autorité suprême, le pouvoir qui l’emporte sur les autres. Par extension, dans son acception populaire contemporaine, elle qualifie précisément la capacité d’une personne ou d’un groupe à maîtriser son destin. Depuis la Renaissance, cette notion est au cœur des débats philosophiques occidentaux, qui se focalisent sur l’identité du détenteur légitime de cette souveraineté. Popularisée par Jean Bodin et Thomas Hobbes, entre autres, elle est d’abord présentée comme un attribut de l’État. En France, les théoriciens postérieurs de la démocratie l’associent plutôt à des corps politiques quasi-mystiques : le peuple des citoyens, pour Jean-Jacques Rousseau ; la nation, pour l’abbé Sieyès et les rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Chez les Anglo-saxons, l’anarchiste américain Josiah Warren et, après lui, le libéral britannique John Stuart Mill la réservent à l’individu. Dans le droit international, tel que formalisé par la Charte des Nations Unies, elle reste avant tout un attribut de l’État, fut-il État-nation ou multinational, démocratique ou autoritaire, pourvu seulement qu’il soit reconnu comme tel par ses pairs. Une souveraineté de l’État qui, selon certains, peut toutefois être partagée, comme le disait Alexis de Tocqueville à propos des États-Unis, et comme le préconise ces jours-ci Emmanuel Macron au niveau européen.

Ce débat, vieux d’au moins cinq siècles, continue de tourmenter, d’opposer et de distinguer les différents courants de pensée politique, en France comme ailleurs. Qu’en pensent les centristes ? Difficile de le dire en vérité, tant les lignes de fracture les traversent aussi, entre les philosophies libérale et personnaliste, centrées sur l’individu ou la personne, invoquées dans leurs rangs, l’attachement à l’État-nation affiché par le bonapartiste inavoué François Bayrou, ou le fédéralisme européen défendu par ses troupes. Mais quoi de plus normal, pour des humanistes et des démocrates, que d’être tiraillés entre plusieurs manières de concevoir les voies et moyens pour la démocratie et, avec elle, le genre humain de s’épanouir ?

Au Cercle Agénor, où on n’échappe pas à ces tiraillements, on essaye en tout cas de se garder des idées à l’emporte-pièce, car on sait qu’elles collent mal avec la réalité. L’ambassadeur de France Gérard Araud, qui nous a fait l’amitié et l’honneur d’un entretien, adopte aussi cette attitude en proposant un « réalisme » plus lucide que seulement stato-centré. Il constate que la souveraineté « nationale », appuyée sur l’exigence de sécurité, demeure l’horizon non-négociable des États constitués de la planète, mais que son dépassement apparait nécessaire pour répondre aux enjeux globaux auxquels cette dernière est, de plus en plus, confrontée. Un double-constat pragmatique partagé par Jean-Baptiste Houriez, dont l’article apporte un éclairage plus précis sur la crispation « souverainiste » brésilienne en ces temps d’urgence écologique. Gérard Araud observe aussi que la souveraineté des États n’est, en réalité, pas absolue. Ceux-ci doivent en permanence, et de plus en plus là aussi, adapter leurs actions à leur environnement et sont désormais sous la surveillance d’une opinion publique internationale, portée par une classe moyenne en croissance aux aspirations comparables d’un bout à l’autre de la planète. S’il trouve maladroit l’expression de « souveraineté européenne » avancée par le Président Macron, jetant de l’huile sur le feu d’un débat politique déjà brûlant, il reconnait que la souveraineté doit désormais s’exercer à plusieurs niveaux, national et européen, en fonction des défis à relever.

Dans deux tribunes moins « diplomates » écrites depuis Berlin et Łódź, Mathieu Baudier et Marcin Giełzak poursuivent la critique de la « souveraineté européenne » affichée par Emmanuel Macron, sur la forme comme sur le fond. Tous deux pointent l’incohérence, sinon la tromperie, d’un gouvernement français qui défend moins, dans les faits, la souveraineté partagée au niveau européen que l’extension de la souveraineté française en Europe. Prenant l’exemple polonais, Marcin Giełzak appelle la France, en l’occurrence, à prendre mieux en compte le (res-)sentiment historique et les intérêts géopolitiques de ses partenaires européens, si elle veut parvenir à l’objectif d’une véritable souveraineté à l’échelle européenne. Une critique qui fait écho au procès en ingérence néocoloniale et « double discours » alimenté par le Brésilien Jair Bolsonaro à l’encontre du même Président Macron, comme le montre Jean-Baptiste Houriez.

Mathieu Baudier, quant à lui, assume une critique radicale de l’idée nationale et prend ses distances, dans la lignée d’un Jacques Maritain, avec le concept de souveraineté, fut-elle européenne, dont il pointe les logiques sous-jacentes de puissance et d’exclusion, pour mieux leur opposer un État fédéral européen appuyé sur ses valeurs humaines universelles, précurseur d’une communauté internationale à construire sur ces mêmes valeurs.

Pour notre part, s’il fallait proposer une synthèse « centriste », sans aller jusqu’à cette dernière extrémité idéale, on serait tenté de reprendre d’abord à notre compte le magnifique plaidoyer républicain mais d’abord humaniste d’Enjolras, le révolutionnaire des Misérables de Victor Hugo : « Au point de vue politique, il n’y a qu’un seul principe : la souveraineté de l’homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté. Là où deux ou plusieurs de ces souverainetés s’associent commence l’État. Mais dans cette association il n’y a nulle abdication. Chaque souveraineté concède une certaine quantité d’elle-même pour former le droit commun. Cette quantité est la même pour tous. Cette identité de concession que chacun fait à tous s’appelle Égalité. Le droit commun n’est pas autre chose que la protection de tous rayonnant sur le droit de chacun. Cette protection de tous sur chacun s’appelle Fraternité ». Et de tenir les deux bouts d’une même exigence pragmatique : la nécessaire considération – au double sens du terme – des réalités étatiques et nationales, qui demeurent des cadres politiques rassurants car éprouvés d’expression de la démocratie, et leur non moins nécessaire dépassement, bien au-delà du discours et de la technique, dans une communauté plus large de destin, européenne pour commencer, à construire sur des bases impérativement démocratiques. Il en va de la garantie au XXIème siècle de la souveraineté de l’homme français et de l’homme européen sur eux-mêmes, c’est-à-dire de notre capacité commune de reprendre la maîtrise de notre destin, d’exister dans les rapports de force globaux et d’affronter, debout, les défis gigantesques de l’humanité et de sa planète.

Crédits photographiques (Eugène Delacroix, « La Liberté guidant le peuple », 1830) : Wikimedia Commons, Musée du Louvre

Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.

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