Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

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“Et maintenant qu’au milieu de la nuit des bruits de guerre reviennent traverser notre chemin…”

Emmanuel Mounier, 1938

L’année 2018 qui s’achève fut riche en commémorations lourdes de sens pour notre pays et notre continent européen. Le centenaire de l’armistice ayant mis fin, en novembre 1918, à la Première Guerre mondiale, est certainement le rappel le plus marquant, car il convoque le souvenir, encore proche, presque sensible, de la plus grande saignée que la France ait jamais connue. Dans ce contexte commémoratif, et alors que se profilent l’an prochain plusieurs échéances importantes pour l’avenir de notre continent (on pense évidemment au Brexit et aux élections européennes), le Cercle Agénor a mobilisé cette année son attention sur un autre événement qui s’inscrit dans la même trajectoire historique tourmentée de l’Europe : les accords de Munich.

Signés le 29 septembre 1938 par les chefs de gouvernement allemand, anglais, italien et français, ces accords visaient à régler une crise internationale localisée, dite « crise des Sudètes » en référence à cette région de la Tchécoslovaquie peuplée majoritairement de germanophones et convoitée par l’Allemagne nazie. Dans la mémoire collective européenne, ils ont surtout laissé le souvenir de la démission des démocraties, française et britannique, face à la volonté prédatrice des dictatures, Allemagne en tête, qui allaient bientôt se lancer à la conquête sanglante du reste de l’Europe et ainsi déclencher la Seconde Guerre mondiale.

Nous avons fait ce choix car cet épisode historique et la période dans laquelle il s’inscrit, celle de l’entre-deux-guerres et plus spécifiquement des années 1930, sont riches d’enseignements pour notre temps. Beaucoup, en France et ailleurs, jusqu’à l’actuel Président de la République Emmanuel Macron1, font même la comparaison entre ces années reliant les deux guerres mondiales et notre actualité. Les faits sont troublants, à l’évidence. La trajectoire historique paraît similaire, d’une crise économique et financière d’ampleur mondiale (1929 / 2008) à la montée des nationalismes et des autoritarismes, sur fond d’une crise simultanée de l’économie libérale, de la démocratie et du multilatéralisme, européen comme mondial. Toutes les grandes puissances mondiales (Etats-Unis, Chine, Russie, Turquie, Brésil, etc.) sont touchées par la dérive nationaliste et autoritaire. Une partie de l’Europe elle-même semble dépasser les traumatismes du XXe siècle en se jetant dans les bras de Victor Orban ou Matteo Salvini, tandis que le Rassemblement national (ex-Front national) et l’Alternative für Deutschland (AfD) patientent à la porte… Doit-on craindre une issue identique ? Il y a là un pas que nous ne franchissons pas. La comparaison entre les deux périodes est elle-même discutable sur bien des points, comme le fait remarquer l’historien Jean-Pierre Rioux, dans l’entretien qu’il nous a accordé. On aurait tort toutefois de mépriser les leçons du passé.

Alors que, face aux événements angoissants du temps, ceux qui l’avaient oubliée redécouvrent la dimension tragique de l’histoire, il nous a paru utile de proposer à tous de relire des textes rédigés au cœur des heures les plus sombres de notre histoire par quelques esprits plus éclairés, lucides et visionnaires que les autres. Pour en tirer des leçons, donc, et y puiser les forces nécessaires à l’affrontement des tempêtes qu’annoncent peut-être ces évènements. Le dossier thématique central de ce numéro de la revue du Cercle Agénor réunit donc plusieurs articles et extraits d’articles rédigés dans le contexte de la crise des Sudètes et des accords de Munich par deux de ces personnalités exceptionnelles, qui mesurèrent alors avec une rare acuité l’ampleur de la menace que faisaient peser les dictatures, nazie en particulier, sur le présent et l’avenir de la France, de l’Europe et du monde : Emmanuel Mounier et Georges Bidault.

Notre volonté, au Cercle Agénor, de rappeler les positions, courageuses car isolées et justes car prophétiques, adoptées face aux événements de l’automne 1938 par ces deux représentants de la famille centriste ou « centrale »2 de la vie politique française, vise d’abord à comprendre les ressorts de leurs choix, puisés à la source de ce courant de pensée politique. Elle cherche aussi à s’inspirer, pour nourrir notre débat public actuel, des débats sur la guerre et la paix et sur le pacifisme qui ont animé, dans les années 1930, la classe politique française jusqu’au coeur du courant centriste ou « central ».

Doit-on faire la paix à tout prix ? Telle est, en effet, la question que pose le débat de l’automne 1938. La réponse, négative, apportée par Mounier et Bidault, a pu surprendre, s’agissant de personnalités connues jusque là pour leur engagement passionné en faveur de la paix. Mais, pour eux, la paix ne doit pas se faire à tout prix. Pas au prix du non-respect de la parole donnée, pas au prix de l’abandon des amis, pas au prix de la soumission à la dictature. « Ni la justice par la guerre, ni la paix sans la justice », résume Bidault dans un texte publié le 17 septembre 1938, quelques jours avant la signature des accords de Munich.

Mais l’attitude de Mounier et Bidault pendant cette période dit quelque chose de plus que cela. Mounier, en particulier, est le représentant d’un courant original de l’histoire intellectuelle française, celui dit des non-conformistes, très minoritaire lui-aussi lorsqu’il se manifesta dans les années 1930 mais qui fut, comme nous le rappelle également Jean-Pierre Rioux, le creuset d’une pensée réformatrice de l’Etat essentielle à la reconstruction de la France après-guerre. De façon plus générale, Mounier comme Bidault incarnent par leurs écrits et leurs engagements la vision du long terme, la vision stratégique, qui manqua si cruellement aux élites politiques françaises dans l’entre-deux-guerres et mena la France tout droit vers son effondrement en 1940. Dans un article consacré à la dimension de stratégie militaire, qui complète utilement notre dossier central, Kôichi Courant s’inquiète précisément que la France d’aujourd’hui, et avec elle l’Union européenne, confrontées à la menace renouvelée du nationalisme conquérant aient oublié les leçons de la faillite stratégique française des années 1930.

En 1938, Mounier et Bidault, parmi quelques autres mais peut-être plus que d’autres, sont parvenus à trouver la synthèse de la lucidité face aux évènements et de la vision claire de l’avenir, qu’ils projetaient sur le long terme du renouveau démocratique de la France et de l’Europe. Leur convergence ne relève pas du hasard. Leur propos et leur attitude, qui ne cédaient rien aux facilités du temps – ni à la fascination de la force, ni à son refus dogmatique, pas plus qu’à l’anti-germanisme – puisent en effet aux racines d’une même conception politique aussi singulière que puissante : humaniste, européenne et néanmoins patriote, démocrate et sûre de ses valeurs morales et spirituelles, pacifique et prête au rapport de force, rigoureuse dans son analyse et libre dans son expression. Alors que les événements d’aujourd’hui appellent, plus que jamais depuis 1945, la mobilisation de tous ceux que préoccupe le sort de la paix, de la justice et de la démocratie, quel meilleur exemple que ce « en-même-temps » d’Emmanuel Mounier et Georges Bidault ?

Crédits photographiques : Pierre-André Hervé, Revue Esprit


Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.

Notes

  1. https://www.ouest-france.fr/politique/emmanuel-macron/info-ouest-france-emmanuel-macron-le-moment-que-nous-vivons-ressemble-l-entre-deux-guerres-6045961
  2. Nous utilisons ici la notion de famille ou de courant « central » de la vie politique française afin d’y intégrer des personnalités et des mouvements qui partagent avec les personnalités et les mouvements centristes un même corpus fondamental d’idées et de valeurs sans pour autant pouvoir être qualifiés de centristes au sens politique, partisan et institutionnel, du terme. C’est le cas en particulier d’Emmanuel Mounier, philosophe non engagé dans le jeu politique classique mais dont la pensée a exercé une influence majeure sur les personnalités et mouvements centristes.

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