Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

Plongée dans la complexité irakienne

Ankawa, Kurdistan irakien, 7 août 2016

L’exil des minorités religieuses d’Irak

Il y a deux ans jour pour jour, dans la nuit du 6 au 7 août 2014, l’État islamique (EI)1 s’emparait de Qaraqosh, principale ville chrétienne d’Irak, située dans la plaine de Ninive, après avoir pris possession de la grande ville voisine de Mossoul. Plusieurs dizaines de milliers de personnes, soit la quasi-totalité des derniers habitants de Qaraqosh et des villages environnants, ont fui cette nuit-là vers la région autonome du Kurdistan irakien2, protégée par les combattants kurdes, les désormais fameux peshmergas. Elles rejoignaient ainsi les centaines de milliers d’autres Irakiens musulmans ou appartenant aux nombreuses communautés minoritaires du pays (chrétiens, Yézidis, Kakaïs, etc.) déplacés par l’invasion djihadiste et, plus généralement, par des années d’insécurité dans tout le pays. Aujourd’hui, une partie de ceux qui n’ont pas pu s’exiler vers la Turquie, la Jordanie, l’Europe ou l’Amérique du Nord, sont toujours regroupés dans des camps plus ou moins organisés en périphérie des grandes villes du Kurdistan d’Irak, Erbil, la capitale régionale, Suleymaniye, Dohuk et Kirkouk3. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, depuis 2014, plus de trois millions d’Irakiens ont été déplacés à l’intérieur du pays et près de 230 000 sont réfugiés dans d’autres pays du Moyen-Orient. 1,8 millions d’Irakiens et de Syriens ont trouvé refuge au Kurdistan irakien, dont environ 20% de la population est déplacée. Bien que prises en charge par les autorités du gouvernement régional kurde (GRK), par de multiples ONG locales et internationales et, s’agissant des chrétiens, par l’Eglise, ces populations souffrent d’une grande détresse matérielle et, surtout, morale. Outre l’abandon de leurs biens, les difficultés pour retrouver un emploi stable et l’éclatement de leur famille, dont une partie des membres ont souvent pu ou dû partir à l’étranger, les déplacés vivent dans l’attente frustrante d’un retour sans cesse repoussé.

Le retour n’est déjà plus une perspective pour beaucoup de déplacés chrétiens, qui envisagent plutôt l’exil. L’impasse politique et sécuritaire dans laquelle l’Irak s’est enfermé depuis plus de dix ans suscite leur fatalisme. Nombreux sont ceux qui expriment aussi leur méfiance à l’égard des musulmans, avec qui revivre semble désormais impossible. Le ressentiment est grand, en effet, chez les chrétiens à l’égard de leurs anciens voisins musulmans sunnites, qui ouvrirent les portes de Mossoul à l’Etat islamique et n’hésitèrent pas, si l’on en croit leurs témoignages, à s’approprier leurs biens.

Les Kurdes de la région autonome [également en grande majorité musulmans sunnites], qui n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts pour accueillir les minorités persécutées ailleurs, ne sont pas épargnés par les critiques et la méfiance de ces mêmes minorités. En témoignent ces propos d’un ingénieur chrétien de la plaine de Ninive installé à Ankawa, la banlieue chrétienne d’Erbil, où se trouve le principal camp de déplacés chrétiens de la région : « Pour l’instant, les Kurdes nous protègent mais pour combien de temps ? Ils y trouvent leur compte, nous accueillent pour faire plaisir à leurs alliés occidentaux tant qu’ils ne sont pas encore indépendants, mais rien ne nous assure qu’ils ne nous laisseront pas tomber une fois assez forts. » De fait, les chrétiens et les Yézidis n’ont pas oublié la « trahison » des peshmergas, qui ont très rapidement battu en retraite devant l’avancée de l’EI en 2014, laissant aux djihadistes la ville de Sinjar, cœur historique de la communauté yézidie4, prise le 3 août, puis la région de Qaraqosh, pour ne se ressaisir qu’une fois l’EI en passe de menacer Erbil.

Commémoration de la prise de la ville de Qaraqosh par l’Etat islamique, devant la cathédrale Saint-Joseph d’Ankawa, le 7 août 2016, en présence de représentants chrétiens, dont Mgr. Johanna Petros Mouche, évêque syriaque catholique de Mossoul et du Kurdistan, et de représentants politiques locaux.

Une défiance généralisée

La défiance caractérise aujourd’hui les relations entre toutes les communautés qui composent la mosaïque irakienne. Non seulement les minorités religieuses se méfient de la majorité musulmane (arabe ou kurde), mais la majorité musulmane se déchire elle-aussi. Bénéficiaires de l’invasion américaine de 2003 sur le plan politique, les Kurdes et les Arabes chiites, qui ont tant souffert du régime de Saddam Hussein, un Arabe sunnite, font désormais payer les excès du dictateur à sa communauté, marginalisée dans tous les centres de pouvoir, du gouvernement à l’armée, et même privée de toute expression publique critique. En 2013, les manifestations pacifiques organisées dans les villes à majorité arabe sunnite pour protester contre cette marginalisation politique furent ainsi très violemment réprimées par le gouvernement central, qui n’hésita pas, à la manière de Bachar al-Assad en Syrie, à bombarder les manifestants. Cette humiliation explique la facilité avec laquelle l’Etat islamique a pu s’emparer de Falloujah, de Tikrit et de Mossoul, trois bastions arabes sunnites, dont la population fit, dix ans durant, l’amère expérience des discriminations du pouvoir central, dominé par les partis chiites, et de ses alliés locaux. L’organisation djihadiste fut ainsi considérée par beaucoup comme une armée de libération, alors que l’armée irakienne était perçue comme une armée d’occupation.

De même, les Kurdes ont cherché à pousser l’avantage acquis depuis 1991 en s’emparant de zones disputées avec le gouvernement central, notamment la région pétrolifère de Kirkouk, et en exportant du pétrole vers la Turquie sans l’accord de ce dernier, suscitant en retour les représailles de Bagdad, telles que la réduction de la part du budget fédéral accordé à la région autonome. En première ligne face à l’Etat islamique, les peshmergas sont également à couteaux tirés avec l’armée irakienne et ses supplétifs paramilitaires chiites dans les zones disputées situées au sud de la région autonome.

A une échelle plus basse encore, on retrouve les mêmes ingrédients de la discorde. Les mouvements chiites radicaux, autour de la figure emblématique de l’imam Moqtada al-Sadr en particulier, exercent une pression de tous les instants sur le gouvernement central, pourtant à dominante chiite, mais dont ils dénoncent les faiblesses et la corruption. Le torchon brûle également, entre le gouvernement autonome kurde et le parti kurde dominant de Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD), affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, qui se font concurrence pour le contrôle de la région de Sinjar.

Quelques motifs d’espoir

Aussi terrible soit-il, ce constat d’une société irakienne en phase de délitement avancé ne doit pas faire oublier les quelques motifs d’espoir qui demeurent.

Sur le plan militaire, le groupe Etat islamique est aujourd’hui acculé, sous le feu conjoint de la coalition internationale, de la Russie, des forces kurdes (peshmergas d’Irak et unités YPG – milices du PYD – de Syrie), des armées irakienne et syrienne et des milices chiites qui soutiennent ces dernières, ainsi que de milices sunnites rebelles modérées (en Syrie) ou loyalistes (en Irak). Vaincre au plus vite le groupe djihadiste sur le théâtre syro-irakien est sans doute la meilleure façon de redonner aux déplacés et aux réfugiés l’espoir du retour, une perspective encore soumise à l’aléa du déminage, l’Etat islamique minant systématiquement les territoires qu’il abandonne. Le risque est grand, en effet, de voir les groupes minoritaires irakiens et leurs cultures originales disparaître du pays qui les a vu naître il y a souvent plusieurs millénaires et, avec eux, le pluralisme si nécessaire à la vitalité de la société irakienne.

Les chrétiens, en particulier, ont joué, à travers l’histoire irakienne, un rôle important de trait d’union entre les cultures (notamment gréco-latine et islamique). Ils continuent de jouer un rôle crucial d’intermédiaire entre les communautés irakiennes déchirées, à l’image du patriarche des Chaldéens (principal groupe chrétien d’Irak), Monseigneur Louis-Raphaël 1er Sako, infatigable promoteur du dialogue islamo-chrétien, qui a tissé des liens d’amitié et de confiance avec de nombreux hauts responsables musulmans sunnites et chiites. Il est à l’origine du projet d’école multiconfessionnelle qui a vu le jour en 2010 à Kirkouk. C’est aussi sous son patronage qu’une dépendance de la communauté catholique syrienne de Mar Moussa, dédiée au dialogue interreligieux, et notamment islamo-chrétien, s’est installée il y a quelques années à Souleymanie.

Quelles solutions ?

Vaincre militairement l’Etat islamique est cependant loin de résoudre l’équation irakienne. Quel serait le bénéfice d’une telle victoire si les problèmes de fond qui minent la société irakienne ne sont pas résolus ? Pacifier cette dernière et lui donner quelques raisons d’espérer en un avenir meilleur supposent l’adoption d’une feuille de route politique claire, issue d’un compromis entre les revendications principales de chacun des acteurs locaux et internationaux de la scène irakienne.

Des propositions sérieuses doivent notamment être mises sur la table pour assurer la participation équitable de la communauté arabe sunnite au jeu politique national. Peut-être cela passera-t-il par la concession d’une véritable autonomie aux provinces occidentales à majorité arabe sunnite. Une remise en cause du système politique mis en place après l’invasion américaine de 2003, apparaît, en tout cas, inéluctable. Fondé sur le partage proportionnel du pouvoir entre groupes ethno-confessionnels, il a assuré une majorité politique définitive aux partis représentant la majorité démographique arabe chiite5 et donc la marginalisation tout aussi définitive des sunnites minoritaires. Il a aussi constitué un puissant carburant pour le développement du confessionalisme, du clientélisme et de la corruption. De plus, ce régime dit démocratique mais basé sur des majorités de sang et de foi plutôt que sur des majorités d’idées a figé le jeu politique, empêchant toutes les réformes nécessaires.

Les Kurdes, pour leur part, soulèvent par leurs revendications nationalistes, la question difficile de la remise en question des frontières héritées du partage colonial au lendemain de la Première Guerre mondiale et de l’effondrement de l’Empire ottoman (comme d’ailleurs l’Etat islamique qui, par son idéologie panislamique, nie les frontières internes à l’Oumma, la communauté musulmane), dont ils furent les victimes. Leur capacité éprouvée à accueillir et intégrer les minorités religieuses représente néanmoins quelque motif d’espoir et quelque bonne raison de regarder leurs revendications avec sympathie. Il s’agit désormais d’observer et d’appuyer leurs efforts concrets, tant en Irak qu’en Syrie, pour mettre en place, tant bien que mal, une démocratie véritablement inclusive. Il y aura peut-être là un modèle attractif pour d’autres régions d’Irak et du Moyen-Orient.

Pour approfondir :

  • Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire, La Découverte, 2015, 187 p.
  • Myriam Benraad, Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation étrangère à l’Etat islamique, Vendémiaire, 2015, 288 p.
  • Mgr. Louis Raphaël Sako & Laurent Desjoyaux, « Ne nous oubliez pas ! » Le SOS du patriarche des chrétiens d’Irak, Bayard, 2015, 155 p.
  • Dossier « Iraq from the ground. Two years after the fall of Mosul », Noria Research, Juin 2016. URL : https://noria-research.com/iraq-special-report-maps/

Crédits photographiques : Pierre-André Hervé


Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.

Notes

  1. L’Etat islamique (EI), également désigné sous le nom de Daech, son acronyme arabe, est une organisation politique et militaire prônant l’idéologie salafiste djihadiste, une version fondamentaliste et violente de l’islam sunnite. Fondée en Irak en 2006, en tant que branche locale de l’organisation Al-Qaïda, avec laquelle elle a, depuis, coupé les ponts, l’EI a profité de l’instabilité de l’Irak (depuis 2003) et de la Syrie (depuis 2011) pour prendre le contrôle d’une partie importante des territoires de ces deux Etats, posant les bases d’un véritable nouvel Etat, de type totalitaire.
  2. Les Kurdes irakiens appartiennent au peuple kurde, souvent qualifié de plus grand peuple sans Etat du monde, réparti principalement entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Autonomes depuis 1991 au bénéfice d’une protection militaire internationale contre l’armée de Saddam Hussein qui les avait violemment réprimés, ils ont mis en place dans l’espace qu’ils contrôlent au nord de l’Irak toutes les institutions nécessaires à la constitution d’un Etat indépendant, y compris un gouvernement, un parlement et une armée. Leur autonomie de fait a été officiellement reconnue par la constitution de l’Etat irakien adoptée en 2005, qui fixe l’organisation désormais fédérale de l’Irak. Massoud Barzani est président de cette région fédérale kurde depuis sa première élection en 2005.
  3. Ville multiconfessionnelle et multiethnique, située au cœur d’une zone riche en ressources pétrolières, Kirkouk fait l’objet de toutes les convoitises, notamment des Kurdes, qui la considèrent comme leur « Jérusalem » dans le discours nationaliste. En 2014, au bénéfice de la déroute de l’armée irakienne face à l’Etat islamique, elle a été prise par les peshmergas et intégrée à la région autonome kurde, à laquelle elle n’est pas officiellement rattachée.
  4. Les Yézidis, qui pratiquent un culte très original, considéré comme hérétique par les musulmans, ont particulièrement souffert de l’invasion djihadiste. Contrairement aux chrétiens, dont la religion est plus tolérée et à qui la possibilité de l’exil fut donnée, de nombreux hommes yézidis ont été massacrés et leurs femmes et filles réduites en esclavage. Un véritable génocide orchestré contre cette communauté, déjà victime, en 2007, de la série d’attentats la plus meurtrière depuis celle du 11 septembre 2001, causant la mort de plus de 400 de ses membres.
  5. Les Arabes chiites représentent environ 60% de la population irakienne.

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