Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

Du JCPOA à INSTEX : affirmer l’indépendance stratégique de l’UE dans un contexte global volatil

Le 14 juillet 2015, lorsqu’est signé à Vienne l’accord sur le nucléaire iranien, les pays du Conseil de sécurité de l’ONU ainsi que l’Allemagne (le P5+1) s’engagent à progressivement lever les sanctions économiques qui pèsent sur la République islamique. Celle-ci accepte en échange un contrôle rigoureux de son programme nucléaire. L’accord, plus communément appelé Plan d’Action Global Commun ou JCPOA selon son acronyme anglais, vise par sa nature la non-prolifération des armes nucléaires. C’est la raison pour laquelle ces pays aux intérêts traditionnellement divergents ont fait bloc en faveur de l’accord.

Après 10 années de négociations, le président modéré iranien Hassan Rohani rentre d’Europe avec une victoire diplomatique et la perspective d’une économie ouverte et fleurissante. Les secteurs pétrolier, financier mais aussi des équipements, de la construction de navires ou encore des logiciels, qui devaient jusque-là se contenter du marché intérieur moribond, allaient pouvoir accéder enfin aux marchés internationaux.

Mais le 8 mai 2018, Donald Trump annonce le retrait unilatéral de son pays des accords du JCPOA, et plaide pour un retour des sanctions économiques. Il justifie cette décision par la participation des Gardiens de la Révolution et du Hezbollah, qu’il considère tous deux comme des organisations terroristes, dans le conflit syrien. Il la justifie également par la violente rhétorique des durs du régime iranien contre l’Etat d’Israël, le Guide suprême en tête.

Sauf qu’entre la signature du JCPOA et le retour des sanctions, les promesses de contrats d’entreprises européennes et même des États-Unis se sont cumulées. Le président Hassan Rohani a été reçu avec les honneurs en France et en Italie. Total devait exploiter, dans le sud du pays, le plus grand champ gazier du monde. Siemens allait construire les pipelines pour l’acheminement de ce gaz. Airbus et Boeing se disputaient déjà les commandes de la compagnie Iran Air. PSA et Renault ainsi que Fiat devaient renouveler le parc automobile vieillissant du pays. D’innombrables entreprises souhaitaient profiter de l’ouverture économique d’un pays resté isolé de la mondialisation pendant près de quarante ans.

Des efforts diplomatiques gâchés

La diplomatie européenne a condamné l’embarrassant retrait états-uniens. Elle cherche à construire des alternatives pour maintenir les engagements iraniens de non militarisation de son développement nucléaire, tout en gardant accessible un marché de 83 millions de consommateurs au potentiel prometteur pour les entreprises européennes. Un jeu d’équilibriste auquel s’est livré le Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE), alors que les conservateurs d’Iran et des États-Unis ne souhaitent en aucun cas maintenir les engagements de 2015 signés par leurs rivaux respectifs. L’Europe initie sa mue en une entité diplomatique crédible et indépendante, ce qui n’est pas encore tout à fait le cas. Car elle assiste impuissante à ce qui ressemble à un caprice du chef de la première armée du monde. Toutes les clauses de l’accord ont été pourtant respectées. Cet arbitraire met en danger les efforts de non-prolifération.

En Iran, malgré la réélection de Rohani en 2017, la déception est palpable. Le peuple est descendu dans la rue dès le mois de décembre et en janvier 2018. Les limites de la croissance, l’aggravation du chômage et la rhétorique incendiaire du nouveau président américain sont les raisons du mécontentement. La voix des femmes se lève contre le port obligatoire du hijab et d’autres restrictions des libertés individuelles. Le système Rohani, consensuel, est attaqué par sa droite et par sa gauche. Dans le même temps, l’armée, sous le contrôle constitutionnel de l’Ayatollah Khamenei, développe et teste de nouveaux missiles balistiques. La promotion de ce programme engendre deux réactions : en Iran, il console les conservateurs qui croient leur pays à la merci de ses ennemies, tandis qu’aux USA et en Israël, il est interprété comme une provocation, le renouveau de la menace iranienne.

L’influence tentaculaire du dollar

À la conférence de Bretton Woods pendant les derniers mois de la Deuxième Guerre mondiale, les grandes puissances du monde occidental victorieux s’étaient entendues pour établir un nouvel ordre financier global. John Maynard Keynes, l’économiste représentant la couronne britannique, avait proposé une valeur de référence indépendante de la souveraineté d’un État. Un étalon de valeur en or qu’il nommât Bancor, une monnaie supranationale à laquelle toutes les autres monnaies auraient dû se référencer. Mais au terme des négociations, le dollar a été préféré au Bancor pour remplir ce rôle, offrant par la même occasion plusieurs avantages considérables aux États-Unis. Aujourd’hui, le dollar est utilisé en dehors du territoire américain, pour des transactions entre deux Etats donc deux monnaies, pour établir une valeur de base. Sauf que son utilisation engendre l’extraterritorialité du droit des États-Unis. Si le dollar est utilisé, il faut alors respecter le droit américain. Cela contraint les acteurs économiques à obéir aux décisions du Département américain de la Justice, sous peine de se voir interdire l’accès au marché des Etats-Unis ou contraint à payer des amendes énormes. Cette position de force conférée par le dollar est utilisée telle une arme stratégique pour affaiblir la concurrence, c’est un abus de position dominante qui influe sur les capacités souveraines de décision d’Etats et d’entreprises. On se souvient des 9 milliards de dollars d’amende imposés en 2015 à BNP Paribas pour violation de l’embargo américain sur Cuba, l’Iran, le Soudan ou la Libye. Ou encore Alstom, condamné en 2014 à 630 millions d’euros d’amende pour violation de la loi anti-corruption. Lorsqu’en 2015, General Electric acquiert en partie le géant français, on peut y voir une action coordonnée de la justice états-unienne au profit de son champion industriel. La finalité de l’extraterritorialisation du droit américain c’est d’étendre la capacité qu’ont les entreprises américaines de profiter de la puissance souveraine de l’Etat pour dominer un marché, c’est du « dumping ». Boeing est un exemple de dumping, sponsorisé par son gouvernement et plusieurs fois condamné pour avoir enfreint les règles de libre concurrence de l’OMC. Après des années de passivité, les Européens sont de moins en moins conciliants avec le dumping des USA. Il semble par contre qu’ils s’entendent contre les Chinois, comme l’illustre l’affaire Huawei. L’entreprise chinoise évidemment proche du pouvoir bénéficie du dumping de son gouvernement, mais affronte de plus en plus de blocages autour de l’Atlantique. Les USA s’affirment clairement contre, l’UE peine à justifier un choix stratégique de souveraineté.

L’Europe crée des solutions : INSTEX

Alors l’Europe prend des mesures concrètes pour que ses entreprises continuent à commercer avec l’Iran et évitent les sanctions américaines. Lors du sommet dit E3 en janvier 2019, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni ont créé une entité financière indépendante : un SPV (Special Purpose Vehicule, une entité à objectif unique), société anonyme enregistrée à Paris, du nom d’INSTEX. Son conseil d’administration est composé des ministres des affaires étrangères des trois pays, ce qui rend plus difficile d’éventuelles poursuites judiciaires. Elle est dirigée par Per Fischer, l’ancien directeur de la Commerzbank. Les SPV sont généralement utilisées par les constructeurs immobiliers pour un projet unique, constructeur et investisseurs se partagent la direction de l’entité, qui ferme une fois le projet terminé. Tous sont également responsables du bon déroulement du projet, c’est du partage de responsabilités. INSTEX fonctionnera uniquement avec un miroir en Iran. Nommé STFI, celui-ci existe déjà et a été fondé par le gouverneur de la banque centrale Abdolnaser Hemmati. La participation des Etats dans l’établissement des deux SPV s’explique par la nature multisectorielle des échanges commerciaux ainsi que la volonté de créer de la confiance afin que, dans le futur, des entreprises privées entrent dans le capital et multiplient les échanges.

Pour les entreprises européennes, INSTEX ne sert qu’à échanger avec l’Iran, de même, pour les entreprises iraniennes, STFI ne sert qu’à échanger avec l’UE. Elles fonctionnent comme deux balances isolées. Chaque balance a un nombre de tare défini, c’est son capital. On place les produits à exporter sur le plateau, et on équilibre avec les tares, c’est la valeur des produits. Pour que chacune des balances reste pérenne, il faut en plus essayer d’utiliser le même nombre de tares des deux côtés. Plus concrètement, si une entreprise allemande souhaite importer du safran elle devra payer sa commande à INSTEX et c’est STFI qui payera le producteur iranien. Dans l’autre sens, si une entreprise iranienne veut importer des machines agricoles, elle réglera sa commande à STFI et c’est INSTEX qui honorera le contrat avec le partenaire allemand. La difficulté comptable d’équilibrer les bilans des deux SPV justifie que les Etats se portent garants. Il faut que la balance commerciale UE-Iran soit équilibrée, c’est à dire qu’il y ait la même valeur de produits importés que de produits exportés. C’est presque impossible. D’abord parce qu’il y a une plus grande diversité de produits fabriqués en UE, mais aussi à cause de la continuité des sanctions sur le pétrole. Or, celui-ci est la plus importante ressource iranienne et sa principale source de devises.

Ces SPV restent pour l’instant cantonnés aux produits qui ne sont pas sous le joug de sanctions, ils ne contournent donc pas les restrictions imposées par les États-Unis, mais en gardent le potentiel.

L’UE reste lucide

Certes, les SPV sont des entités qui peuvent être utilisées à mauvais escient, comme ce fut le cas pendant la crise de 2008. Beaucoup de produits financiers toxiques détenus par des banques en situation de faillite se trouvaient dans ces filiales isolées. Certes, la corruption est un problème majeur en Iran. Mais est-il vraiment question de cela ? Il est question pour l’Europe de pouvoir, de manière souveraine, déterminer les conditions de la mise en place de relations commerciales.

La réalité européenne depuis le plan Marshall est celle de l’interdépendance du système économique qui crée des dépendances stratégiques. La conférence de Bretton Woods a installé le dollar comme monnaie de référence internationale. Par la suite, des institutions comme l’OMC ou le FMI ont approfondi la dépendance à l’économie des États-Unis, mais surtout à son modèle économique. De la même manière, tous les pays qui participent au projet chinois des Nouvelles routes de la soie acceptent d’approfondir leur dépendance vis-à-vis de Pékin. Car l’expansion des modèles économiques américain et chinois se base sur la confiance en leur solvabilité qui est, pour le moment, le moteur de la croissance globale. La Chine et les États-Unis restent solvables malgré des dettes abyssales. Leurs capacités de financements maintiennent leur autonomie stratégique et par extension la prospérité de leurs entreprises nationales.

Si l’Europe n’a pas la capacité d’impulser cette autonomie stratégique aujourd’hui, elle l’a eue au 19e siècle et a fait preuve du même arbitraire. La création et la répartition des États sur le continent africain ou au Moyen-Orient a entre autres servi à asseoir la position dominante des puissances européennes. Aujourd’hui en position secondaire, sa cohésion tumultueuse est le plus grand frein à sa puissance.

INSTEX demande beaucoup de moyens pour peu de résultats. Elle a dû inclure dans ses statuts les chefs des diplomaties concernées. Elle a dû mettre en place des arrangements financiers fondés sur la confiance avec l’Etat iranien, confiance qui en réalité n’existe pas. Les critiques simplistes diront que l’UE ne s’est pas diplomatiquement émancipée des USA, on l’entend en Europe et en Iran, bien que la création d’INSTEX soit en elle-même une preuve de son émancipation. En réalité, il ne faut pas s’y tromper, au Moyen-Orient, l’Europe a depuis longtemps choisi son camp : chiffres à l’appui, les pays de l’autre côté du Golfe sont de bien meilleurs partenaires, malgré d’encombrants dérapages comme les affaires Hariri ou Khashoggi… Au Yémen, l’Europe ne soutient pas les Houthis, en Syrie, elle ne soutient pas Bachar Al Assad non plus. Face à ces contradictions directes, comment espérer une symbiose commerciale, une confiance inébranlable ? L’Etat iranien est un acteur régional important, mais pas aussi incontournable sur le court terme que le sont les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite. On parle de civilisation perse, du romantisme de Persépolis et de Pasargades. L’Arabie Saoudite, elle, s’est faite sur le pétrole, et tant qu’elle en fournira, aucun changement n’est à prévoir dans le positionnement européen, ni États-unien d’ailleurs.

L’attendue transition écologique sera peut-être une opportunité pour la diplomatie européenne de ne plus avoir à endurer des relations avec des monarchies et théocraties beaucoup trop éloignées de ses valeurs. A moins qu’elle ne transfère cette dépendance sur les extracteurs de terres rares. En tous les cas, l’UE garde la juste distance avec l’Iran qui a de plus grandes capacités belliqueuses que commerciales. Rappelons que les négociations ont commencé pour limiter la prolifération nucléaire. L’Iran n’est donc pas en position d’exiger quoi que ce soit et encore moins de remplacer notre premier partenaire commercial. INSTEX est donc une simple démonstration de la lucidité européenne, une preuve qu’elle s’émancipe de la dépendance des USA, même symboliquement.

Jean-Baptiste Houriez

Jean-Baptiste HOURIEZ est cofondateur et Vice-Président du Cercle Agénor. Il est référent MoDem du 10e arrondissement de Paris. Diplômé en communication politique de l’Institut de Communication de Paris (2012), il a poursuivi sa formation et travaillé au Brésil puis en Inde. Au Brésil, il a notamment participé au Forum social mondial et dirigé plusieurs campagnes d'élus locaux, avant de passer trois années en Inde et d’y obtenir un second master en science politique (2018). Il effectue actuellement un DU Droit des étrangers en France et droit d’asile à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.

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